Il était dans le coma depuis huit ans, terrassé par une attaque cérébrale le 4 janvier 2006. L'ancien Premier ministre et pilier de la droite israélienne est mort après la brusque détérioration de ses organes vitaux. L’état de santé de l’ex-Premier ministre israélien Ariel Sharon avait empiré ces dernières heures et était considéré comme «désespéré», selon le dernier bulletin de santé publié jeudi.

«L’ancien Premier ministre s’est éteint à l’âge de 85 ans», a tweeté un porte-parole du Premier ministre Netanyahu, Ofir Gendelman. «Il n’est plus, il est parti quand il l’a décidé», a indiqué son fils Gilad Sharon à l’hôpital Sheba à Tel Hashomer, près de Tel-Aviv, où son père était hospitalisé, dans des propos diffusés par la chaîne 2 de télévision.

Une «légende» militaire

Guerrier impénitent, voire féroce, faucon inflexible, roublard, «bulldozer» pour les uns, «boucher», «lâche» pour certains Palestiniens, «roi d’Israël» pour ses plus chauds partisans, Ariel Sharon aura laissé une trace brûlante dans l’histoire de son pays. De la guerre à outrance à l’amorce d’une paix, d’une certaine paix du moins, il n’est certes pas le premier général à avoir puisé sur les champs de bataille sanglants le sens d’un réalisme tard venu. «Je suis né dans une ferme. Je tire ma force non de l’appareil politique mais de la nature et des fleurs.» Homme de la terre, fils de deux paysans venus de Biélorussie au début du XXe siècle, Vera et Shmuel Scheinerman, il aime poser non sans coquetterie ­ avec ses moutons dans sa ferme des Sycomores. De sa mère, Vera, en indélicatesse avec tout son voisinage, il tient son obstination, son dédain du qu’en-dira-t-on, et le plaisir secret de tenir tête à tous.

Né à Kfar Malal en 1928, Sharon a connu la pauvreté. D’où, sans doute, un goût tardif pour les commodités de la vie –­ sa ferme est prospère. Et quelques imprudences avec la loi. Elevé à la dure, il rejoint à 14 ans la Haganah, la milice de défense juive d’avant et d’après la création de l’Etat d’Israël. Pendant la guerre d’Indépendance en 1948, âgé de 20 ans, il y est officier d’infanterie ­, les combats meurtriers devant la forteresse de Latroun où nombre de ses hommes sont blessés forgent à jamais sa doctrine militaire : ne jamais reculer, ne pas abandonner ses hommes derrière soi. En 1953, Ariel Sharon s’illustre ­ à mauvais escient ­ à la tête d’une escouade de la fameuse unité 101, formation de parachutistes lancés en représailles contre le village de Kibya en territoire jordanien : 69 villageois sont tués. Sharon regrettera cette «tragédie», tout en ne cachant pas qu’elle puisse servir de «leçon» aux Arabes. Episode formateur : il ne baissera jamais la garde, ne leur fera pas confiance. Il n’en démord pas, jusqu’à aujourd’hui.

Ses exploits militaires au cours de la guerre des Six Jours de 1967, son audacieuse manœuvre de prise à revers de l’armée égyptienne sur son propre sol, par le franchissement du canal de Suez, lors de la guerre de 1973, en enfreignant les ordres de l’état-major, ont beaucoup contribué à sa légende. Mais son indiscipline et ses comptes rendus assez désinvoltes lui ont interdit d’accéder au poste de chef d’état-major («Il ne dit pas la vérité», avait laissé tomber Ben Gourion). Tandis que sa réputation de «général séditieux» inquiétera même son compagnon politique, Ménahem Bégin. «Il est capable d’encercler la Knesset avec ses chars», jugeait ce dernier.

Le général Ariel Sharon dans le Sinaï, le 8 juin 1967.

Le général Ariel Sharon dans le Sinaï, le 8 juin 1967 (Photo Reuters).

Sabra et Chatila, marque d'infamie

Sa plus grande marque d’infamie reste les massacres de Sabra et Chatila, en 1982. Un an auparavant, il avait lancé l’opération «Paix en Galilée», soit l’occupation du Sud-Liban afin d’éloigner les tirs de roquettes sur le nord d’Israël. La bande de «quarante kilomètres de sécurité» est ensuite repoussée jusqu’au coeur de Beyrouth. Là, des milices chrétiennes massacrent des centaines de Palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila. Un an plus tard, une commission judiciaire israélienne destitue Sharon de sa fonction de ministre de la Défense pour sa «responsabilité indirecte» dans la tuerie. Il est accusé d’avoir laissé faire les miliciens. «Criminel de guerre», clament alors plusieurs centaines de milliers d’Israéliens à Tel-Aviv. «Vous n’avez pas voulu de lui comme ministre de la Défense, vous l’aurez un jour comme Premier ministre», ricane alors son homme lige, le journaliste Uri Dan.

«L’homme qui ne s’arrête pas au feu rouge», selon la formule d’un de ses biographes, mettra deux décennies pour accéder à la fonction suprême de Premier ministre. En balayant au passage Ehud Barak en 2001 et Amram Mitzna en 2003, deux chefs travaillistes empêtrés entre «sécurité» et «paix». Sharon, lui, «fera la paix dans la sécurité»... En reprenant au passage deux idées de la gauche : la barrière de sécurité, afin de combattre les attentats terroristes. Et l’évacuation unilatérale de Gaza. Idées qu’il avait fustigées pendant ses campagnes électorales.

Pendant de nombreuses années, il aura incité les colons juifs à «se saisir de chaque colline, pendant qu’il en est encore temps». «Arik» (son surnom) se fait le père des colons. Il sillonne les territoires occupés avec une brassée de cartes. Eux le suivent, et le croient lorsqu’il martèle : «La valeur stratégique de Nétsarim (colonie isolée au coeur de Gaza, ndlr) est la même que celle de Tel-Aviv.» Les subventions pleuvent sur eux.

Provocation sur l'esplanade des Mosquées

En septembre 2000, sa montée sur le mont du Temple (l’esplanade des Mosquées pour les musulmans) enflamme les esprits, et jette le premier brandon de l’Intifada­ mais non le seul. Provocation, bien sûr : son fils Omri, conseiller d’habitude très écouté, qui sera son émissaire auprès de Yasser Arafat, n’a pas réussi à l’en dissuader...

Le 17 août 2005, 21 colonies sont évacuées. Quatre ans plus tard, au bout d’un affrontement qui a fait plus de quatre mille morts dont les trois quarts sont palestiniens, il jettera l’éponge. Les accords de Genève initiés par la gauche et célébrés par la planète ­ qui prévoyaient plus ou moins un retour aux frontières de 1967­, les scrupules de conscience exprimés par de hauts gradés de Tsahal, des enquêtes policières sur des affaires de corruption électorale et, surtout, les pressions des Etats-Unis, allié stratégique prioritaire d’Israël, finissent par lézarder les certitudes. Il lui faut donc lâcher du lest à Gaza pour mieux conserver «ce qui peut l’être» des colonies en Cisjordanie.

«Tempête orange» chez les colons

Le 1er février 2004, il annonce au quotidien Haaretz : «J’ai donné des instructions pour évacuer 17 colonies à Gaza. J’ai l’intention de réaliser cette évacuation – ­ pardon, ce redéploiement ­ des implantations qui nous causent des problèmes et que, de toute façon, nous ne garderons pas dans le cadre d’un accord définitif.» Ses plans déclenchent une vague de manifestations, une «tempête orange» avec marches, malédictions de rabbins, fronde de députés et de ministres de son propre parti, le Likoud, des appels à la désobéissance, voire à la désertion. Rien n’y fait : le 17 août 2005, l’évacuation de vingt et une colonies de Gaza et de quatre autres dans le nord de la Cisjordanie débute. En six jours, trente-huit ans d’occupation sont effacés sous les décombres de pelleteuses.

Parti pour une troisième campagne électorale à la tête de son nouveau parti, Kadima, Ariel Sharon n’aura pas eu le temps de la mener à bien. Il s’efface de la scène politique le 6 janvier 2006 avec, au moins, le bénéfice du doute. Venu des profondeurs de la guerre, de la méfiance, et du souci obsessionnel de «la sauvegarde du peuple juif et de sa pérennité», il a fracassé un mythe : le Grand Israël biblique et irrédentiste. «Je laisserai à une autre génération le soin de faire une paix définitive avec les Palestiniens», avait-il confié lors du retrait de Gaza. Seul, il pouvait faire ce premier pas. Ses successeurs, quels qu’ils soient, savent que c’est celui qui coûtait le plus.

Cet article a été publié dans Libération le 6 janvier 2006

Jean-Luc ALLOUCHE