Les trois amis enfilent leur uniforme et sortent du baraquement dans la douceur du matin, sur la côte Est des États-Unis. Sans se douter qu’ils vont se retrouver face à des nazis ce même jour.

Les soldats américains qu’ils sont se frotteraient les mains à cette idée. Cela fait des mois qu’ils se préparent à ce moment. Les réfugiés européens qu’ils sont aussi seraient fous de joie. Ce sont les nazis qui les ont chassés de leur pays. Et rien ne ferait plus plaisir aux juifs allemands qu’ils sont également. Ils ont les nazis en horreur.

Rendez-vous avec l’histoire

Le jour où les États-Unis sont entrés en guerre contre le Reich, les trois jeunes hommes ont sauté de joie. À peine majeurs, ils se sont engagés dans l’US Army, où ils se sont liés d’amitié. Il y a là Peter Weiss, l’intellectuel, qui lit Kant et Machiavel, Arno Mayer, le provocateur, qui n’est jamais à court de bons mots, et Henry Kolm, le bricoleur, qui lit des revues scientifiques depuis le plus jeune âge.

L’année précédente, alors que l’armée américaine débarquait sur les plages de Normandie, ils faisaient encore leurs classes. Pendant que leurs camarades franchissaient le Rhin, ils recevaient une formation spécialisée auprès des services secrets de l’armée. Quand Hitler s’est suicidé, ils s’entraînaient à mener des interrogatoires. Et ils étaient en train de camper dans les forêts du Maryland, dans le cadre des manœuvres finales prévues par leur formation, quand ils ont appris que l’Allemagne avait capitulé. La guerre en Europe était terminée et eux, les trois amis, étaient passés à côté.

Arno Meyer (debout) et Henry Colm ont servi ensemble. Ils sont restés amis jusqu’à la mort du second, en 2010. Photo National Archives at College Park, Maryland

Au moment de monter dans un car de l’armée, en cette matinée du 9 juin 1945, ils ne savent pas que ce cataclysme guerrier, dont les ondes de choc ont parcouru les moindres recoins de la planète, va les rattraper. Le car prend la direction de la capitale, Washington, et s’arrête devant un énorme bloc de béton à cinq faces, quartier général de la première puissance militaire de la planète : le Pentagone. Ils reçoivent l’ordre de monter dans un second car qui ne ressemble en rien au premier.

Peter Weiss : Les fenêtres étaient occultées par des panneaux de bois. Seul le chauffeur pouvait voir devant. Nous nous sommes arrêtés à l’entrée d’un camp. Il n’y avait aucun panneau, juste une barrière et un policier militaire. Quelqu’un lui a demandé : “Ça s’appelle comment, ici ?” Il a répondu : “Nothing”, rien. Un lieu sans nom.

Henry Kolm : Ils nous ont dit : “Ce camp est secret, n’en parlez à personne.”

Arno Mayer : C’était complètement fou. Vos lecteurs vont sans doute se dire que le père Mayer n’a plus toute sa tête, mais on ne peut pas inventer une chose pareille.

Des décennies de silence

Pendant des années, leur histoire a dormi dans des caisses poussiéreuses, dans les archives nationales américaines. Cent mille pages d’archives, certaines dactylographiées, beaucoup manuscrites, toutes estampillées “confidentiel”. Voilà quelques années, l’armée a déclassifié ces documents, lesquels sont passés inaperçus de l’opinion publique mondiale dans un premier temps. Aujourd’hui, il est possible de les compulser dans la ville de College Park, dans l’État du Maryland, aux États-Unis.

Longtemps, ces hommes n’ont dit mot de la mission que leur avait confiée l’armée, y compris à leurs épouses et à leurs enfants. Aujourd’hui, ceux qui sont encore en vie rompent enfin le silence. Arno Mayer et Peter Weiss ont tous deux 90 ans. Henry Kolm est mort en 2010, laissant derrière lui des notes autobiographiques et une interview de six heures faite par un historien, dont des extraits sont repris dans cet article. Die Zeit a retrouvé la trace de six vétérans de cette mission confidentielle. Le présent article s’appuie également sur une vingtaine d’entretiens que des chercheurs ont menés avec des militaires aujourd’hui disparus. Auxquels s’ajoutent un journal intime et des documents d’archives. Le tout compose un chapitre jusque-là méconnu de la Seconde Guerre mondiale. Longtemps, les historiens sont passés à côté du “camp sans nom”.

Ou, comme l’appellent les vétérans : 1142, Eleven Forty-Two. C’était l’adresse officielle du camp, à quelques miles au sud de Washington : PO Box 1142, boîte postale 1142.

Tout le camp était sur écoute

Le camp est aujourd’hui remplacé par un parc à la pelouse tondue de frais. Mais entre 1942 et 1946, comme en témoignent les plans et les photos, on trouve des baraques en bois. Le camp-prison se compose de deux ailes clôturées de barbelés. Dans le plafond des cellules, l’armée a fait poser des micros de la taille de cloches d’église.

A l’emplacement du camp 1142, aujourd’hui. Tout a été rasé en 1946, du projet secret il ne devait rester aucune trace.

  Photo National Archives at College Park, Maryland

Tout le camp est sur écoute. En effet, on ne se contente pas d’interroger les prisonniers. On les écoute aussi à leur insu dans leur cellule, lorsqu’ils devisent avec leurs codétenus. Et, pour ce faire, les Américains ont eu besoin d’employés qui maîtrisent parfaitement l’allemand – le Hochdeutsch [l’allemand standard], mais aussi le berlinois, le saxon, le badois, le bavarois, l’autrichien.

Peter Weiss : Pendant ma formation d’artilleur, j’ai été convoqué par le colonel. Il m’a demandé : “On m’a dit que vous parliez allemand ? - Oui, mon colonel. – Dites-moi quelque chose. - Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? Es ist der Vater mit seinem… [Premiers vers du poème Le Roi des aulnes, de Goethe : “Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent ? C’est le père avec son…”] - C’est bon, ça suffit, j’ai un travail pour vous.”

L’armée américaine passe toutes les unités au peigne fin en quête de soldats germanophones. C’est ainsi qu’elle met la main sur Peter Weiss, natif de Vienne, Henry Kolm, également né à Vienne, et Arno Mayer, né au Luxembourg. Et des dizaines d’autres, venus des quatre coins de la Großdeutschland [Allemagne élargie]. Ils ne sont citoyens américains que depuis peu. Et presque tous sont juifs.

3 451 occasions de se venger

Dans ce petit coin de paradis qu’est la côte Est des États-Unis, verdoyante et paisible, loin du tumulte de la guerre, le rapport de force va donc s’inverser. Les tout-puissants nazis, représentants d’un régime qui a assassiné des millions de juifs, se voient soudain livrés à de jeunes membres de cette communauté. Comme si quelqu’un avait voulu fournir à ces derniers une occasion en or de se venger : 3 451 détenus, 3 451 occasions de mettre à mort, de passer à tabac, de torturer.

Seulement, les instructeurs de ces jeunes soldats germano-américains le leur ont expressément défendu. On ne menace pas ! On ne frappe pas ! On ne torture pas ! Les recrues trouvent cela curieux. Ces gens-là ont commis des crimes atroces contre l’humanité et il faudrait être gentil avec eux ? Leur instructeur principal est un spécialiste des interrogatoires du nom de Sanford Griffith. Pendant la Première Guerre mondiale, déjà, l’homme a interrogé des prisonniers allemands. Il a conçu des méthodes visant à faire parler la personne assise face à lui. Règle numéro un : être aimable. Non seulement parce que c’est inscrit dans le droit international, dans la convention de Genève de 1929 et dans le code militaire de l’US Army. Mais aussi et surtout : parce que ça marche.

Griffith a par ailleurs rédigé un fascicule qu’il distribue aux soldats. Les gens n’aiment rien tant qu’étaler leurs connaissances, y lit-on. Les Allemands en particulier. Ils ont le besoin irrépressible d’apprendre quelque chose à leur interlocuteur. “Les prisonniers de guerre allemands essaieront de nous en remontrer”, explique Griffith. Dès lors, il s’agit de se couler dans le rôle de l’élève ignorant pendant les interrogatoires.

Des scènes surréalistes

Henry Kolm : Arno et moi sommes devenus ce qu’on appelait alors des ‘officiers de moral’ [chargés de divertir les détenus]. Nous avions pour mission d’interroger les prisonniers importants à leur insu. Nous devions jouer aux échecs ou au ping-pong avec eux.
Un de mes premiers ‘clients’ était Kurt Hesse, le propagandiste nazi. Un jour, il m’a dit : “Ton pays, l’Autriche, c’est un pays magnifique.” Il avait reconnu mon accent. Il m’a dit qu’il était parti un jour en vacances sur les rives d’un lac de montagne, à Turracher Höhe, un coin perdu. Or le hasard faisait que j’y étais déjà allé. Comme il n’y avait que deux hôtels là-bas, je lui ai demandé : “Ah bon, vous étiez descendu au Sieglerhof ou au Seehotel ?” À partir de là, il s’est dit que je savais tout de lui. Je buvais du petit-lait, vous ne pouvez pas imaginer.

Le camp avait sa piscine et son cinéma, fréquentés aussi bien par les détenus nazis que leurs gardiens juifs. Photo National Archives at College Park, Maryland

Les prisonniers de marque comme Hesse ne sont pas incarcérés dans les baraquements mais dans la forêt, dans des maisons en bois qui comprennent plusieurs chambres, une cuisine et une salle de bains. Les Américains les appellent les “villas”. Sous le porche, des chaises ont été disposées pour que les nazis puissent prendre le soleil. La stratégie de la flagornerie, de la flatterie, du rond de jambe donne lieu à des scènes surréalistes : de jeunes juifs américains, dont beaucoup se sentent encore allemands, parlant de la pluie et du beau temps avec des officiers de la Wehrmacht. En été, tous piquent une tête dans la piscine. Le soir, ils vont se faire une toile au cinéma du camp.

Peter Weiss : On aurait dit une colonie de vacances.

Peter Weiss, lui, travaille dans une baraque située au cœur du site, vers laquelle convergent les fils des micros disséminés dans le camp. Il est attablé à un bureau, un casque sur les oreilles. Devant lui, un enregistreur. Weiss peut passer d’une cellule à l’autre, d’un baraquement à l’autre. Dès qu’il surprend une conversation digne d’intérêt, il appuie sur le bouton “enregistrer”.

“Ca me flanquait la nausée d’être obligé de feindre l’amabilité avec ces types.”

Les procès-verbaux des écoutes rédigés par Peter Weiss et ses collègues donnent, soixante-dix ans plus tard, un aperçu du quotidien des soldats allemands sur le front. Les détenus évoquent les beuveries nocturnes, les femmes, la guerre et les crimes auxquels elle a donné lieu.
“S. : Ça s’est passé à l’automne 1941. Tous les juifs d’une ville ont été abattus par balle.
P. : Vous l’avez vu
 ?
S. : Pas moi. Mais deux hommes de ma section. Ils y ont même participé. C’est irréfutable. D’ailleurs, on ne voyait plus aucun juif. Ce sont les SS qui ont fait ça.
P. : Combien
 ?
S. : À l’époque, il se disait 800. Dans ces eaux-là. C’est un Obergefreiter [caporal-chef] qui me l’a dit. Il m’a également confié de lui-même qu’il aurait bien aimé y participer. Un nazi de longue date. Pendant que tous les autres disaient que ça aurait été une torture pour eux.”

Peter Weiss : Nous ne savions pas encore avec certitude que des membres de nos familles étaient morts dans les camps. Si j’avais su que mon grand-père avait été gazé, je n’aurais peut-être pas pu faire ce travail.

Arno Mayer : Il y avait des jours où ça me flanquait la nausée d’être obligé de feindre l’amabilité avec ces types. Je les haïssais de tout mon être. Mais l’ordre était de contenir cette haine.

Il arrive que des soldats refusent d’appliquer les consignes imposées par leurs instructeurs. Pourtant, ce n’est pas la haine ou la vengeance qui les pousse à franchir la ligne jaune, mais l’envie de soutirer des informations importantes. Un jour, les officiers essaient de faire parler un prisonnier en lui injectant de la cocaïne. Le lendemain, ils tentent l’hypnose. Les deux opérations échouent. En voulant faire boire un détenu, les officiers chargés de l’interrogatoire se mettent dans un tel état d’ébriété que la séance doit être interrompue. En revanche, une autre méthode fonctionnera.

Les détenus mutiques sont rares

Henry Kolm : Il y avait un SS qui refusait de parler. Un jour, on en a eu assez, et on lui a dit : “Bon, si c’est comme ça, on te balance aux Russes.” On l’a amené dans une pièce où nous attendait un de nos collègues, Alex. Il parlait russe. Il avait enfilé un uniforme soviétique. Alex a dit : “Très bien, tu ne veux pas parler, on va te gazer.” Il a fermé la porte et a envoyé de la poussière par le conduit d’aération avec un ventilateur. Et le nazi s’est mis à table.

Si les tentatives d’arracher des informations par la force sont des cas isolés, les prisonniers mutiques sont tout aussi rares. Les archives en témoignent. Les procès-verbaux des écoutes faites dans les cellules et les “villas”, qui montrent des prisonniers allemands louant la gentillesse des officiers chargés de les interroger, sont là pour le confirmer. La stratégie de l’amabilité feinte fonctionne. Les Allemands livrent aux Américains les informations voulues.

La Seconde Guerre mondiale s’est gagnée sur plusieurs fronts. Le camp Eleven Forty-Two, on le sait aujourd’hui, était l’un d’eux. Pendant la guerre, les prisonniers allemands dessinent de leur plein gré, pour leurs interrogateurs, des plans d’usines ou de systèmes d’armement. Les Américains recueillent ainsi des informations sur la profondeur d’immersion des sous-marins allemands ou sur la localisation précise de tel chantier naval de Hambourg qu’ils iront ensuite détruire.

Sympathie pour les assassins

Mais nous sommes maintenant en juin 1945 et l’objectif n’est plus de récupérer des secrets militaires. La Wehrmacht étant vaincue, il s’agit désormais de faire la lumière sur les crimes de guerre.

Peter Weiss : Ils essayaient tous de nous faire croire qu’ils n’étaient pas de vrais nazis. J’en croyais certains, et puis je me réveillais la nuit en me triturant les méninges : “Est-ce qu’ils ne seraient pas en train de me rouler dans la farine ?”

Au bout de plusieurs heures d’entretien, Peter Weiss fera à mi-voix cette confession tellement sidérante que l’on peine à la croire de prime abord.

Peter Weiss : Il est arrivé que des liens de sympathie se tissent entre certains d’entre eux et certains d’entre nous.

De la sympathie avec des assassins ? Un autre vétéran du camp Eleven Forty-Two, qui a servi deux ans sur place, confiera le plus sérieusement du monde, au sujet d’un détenu allemand : “Il faisait partie des bons nazis.”

“Bons nazis” ; on n’imagine pas deux termes plus antinomiques. Deux mots qui montrent que la stratégie de l’amabilité n’a pas changé seulement les prisonniers allemands – en leur déliant la langue –, mais aussi les militaires américains, qui ne voyaient plus vraiment des monstres devant eux mais des hommes, dans toute leur complexité, toutes leurs contradictions.

Prises de guerre

Quelque chose d’autre a changé au camp Eleven Forty-Two. L’intérêt des Américains pour la faute allemande ne dure guère. Ou plutôt : il se mue, d’abord timidement, puis de plus en plus franchement, en intérêt pour les connaissances et les technologies allemandes, susceptibles d’être mises à profit pour le prochain conflit majeur. Des technologies comme celles que les Américains ont découvertes à bord de l’U-234.

Ulrich Kessler, attaché militaire à l’ambassade allemande à Tokyo, était à bord du U-234. Voici la carte d’enregistrement du général de la Luftwaffe, remplie à son arrivée au camp.

  Photo National Archives at College Park, Maryland

L’équipage de ce sous-marin allemand n’a pas eu connaissance de la cessation des hostilités. Lorsque le Reich capitule, l’U-Boot est en train de traverser l’Atlantique en direction du Japon, coupé du monde extérieur, bourré de technologies militaires allemandes à destination de l’allié japonais. Un des meilleurs scientifiques de Hitler se trouve à bord, l’ingénieur Heinz Schlicke. Quand le commandant de l’U-234 apprend la nouvelle, il vire de bord et se rend à un navire de l’US Navy. Les Américains remorquent l’U-234 jusqu’au port de Portsmouth, en Nouvelle-Angleterre.

Henry Kolm : Ils avaient besoin de quelqu’un qui avait des connaissances techniques. Je suis donc allé là-bas en voiture. L’U-234 était à quai. Des gars à nous en déchargeaient le contenu à l’aide d’une grue. C’était incroyable, des moteurs de V2, des caisses remplies de plans et de documents, un avion de chasse de type Messerschmitt 262 en pièces détachées et une sorte de réservoir, posé sur une palette. Plus tard, j’ai appris qu’il s’agissait de 560 kilos d’oxyde d’uranium, le composant de base d’une bombe atomique. Les scientifiques allemands avaient alors des années, peut-être même des dizaines d’années, d’avance sur les Américains. Par chance, il se trouvait également à bord quelqu’un qui maîtrisait ces technologies, l’ingénieur Heinz Schlicke. On a transféré l’équipage au camp Eleven Forty-Two.

Un programme de recrutement des scientifiques nazis

Durant l’été 1945, une voiture sort du camp tous les jours ou presque, généralement vers midi, avant de revenir quelques heures plus tard. À son bord, un officier américain, toujours accompagné du même détenu : Heinz Schlicke. À 15 kilomètres au nord, au Pentagone, Schlicke fait des exposés sur les technologies radar et infrarouge et conseille les officiers américains, frileusement au départ, puis de plus en plus franchement, jusqu’à nouer avec eux une étroite collaboration.

C’est ainsi que, dans le courant de l’année 1945, le programme d’interrogatoire du camp Eleven Forty-Two se mue en programme de recrutement. Son but : enrôler de nouveaux spécialistes dans l’armée américaine. Les scientifiques allemands, qui se trouvent souvent à l’avant-garde mondiale de leur discipline, sont particulièrement prisés. Le plus éminent d’entre eux se nomme Wernher von Braun [l’inventeur du V2, un missile balistique révolutionnaire pour l’époque]. Peu avant la capitulation allemande, il s’est livré aux Américains dans l’Allgäu [sud de l’Allemagne]. Le scientifique le sait, il a quelque chose à offrir : il pourrait mettre au point de nouvelles fusées pour le compte des Américains. Des fusées qui, chose inconcevable à l’époque, seraient susceptibles de survoler les mers et les continents.

L’affaire Wernher von Braun

À Washington, le débat fait rage. Les services secrets de l’armée veulent faire venir Braun et ses confrères aux États-Unis et tirer profit de leurs connaissances. Au ministère des Affaires étrangères, on refuse tout net, arguant qu’il faut les punir. L’armée n’attend pas la résolution du bras de fer. En juin, elle remet un contrat de travail à Wernher von Braun, à l’insu de la majeure partie du gouvernement. En compagnie de 115 autres scientifiques, parmi lesquels ses plus proches collaborateurs, von Braun grimpe à bord d’un avion.

Wernher von Braun, une recrue scientifique de choix pour l’État-major américain. Photo National Archives at College Park, Maryland

Henry Kolm : Arno, Peter et moi avons reçu l’ordre de nous rendre à Boston et d’y prendre livraison de von Braun et son équipe. Comme tout était secret, nous avons installé une base temporaire sur une île abandonnée dans le port. Personne ne devait les voir, cela aurait provoqué un tollé. Sur l’île, il y avait une grande maison, où vivaient les scientifiques. Ils y donnaient des cours magistraux, von Braun évoquait son rêve de partir sur la Lune. Un jour, ils m’ont dit : “Ça fait une éternité qu’on n’a pas écouté du Mendelssohn. C’était interdit [par le régime nazi, le compositeur étant de confession juive].” Alors je leur ai fait passer un disque. Plus tard, on a transféré les scientifiques au camp Eleven Forty-Two.

Arno Mayer : J’étais l’officier de moral de von Braun. Cela me répugnait de faire des ronds de jambe à ces types. Quand j’avais le dos tourné, les scientifiques m’appelaient “mein kleiner Judenbube” [mon petit youpin]. Un jour, je suis sorti de mes gonds quand von Braun a dit : “La seule erreur de Hitler a été de tuer les juifs.” Je lui ai rétorqué : “Si tu étais en Russie, tu dirais que sa seule erreur a été d’envahir l’Union soviétique.” Plus tard, je me suis fait remonter les bretelles par mon supérieur. Si cela se reproduisait, je serais traduit devant un tribunal militaire.
Un autre jour, le commandant m’a donné quelques centaines de dollars et m’a envoyé faire des emplettes avec quatre des scientifiques, dont von Braun. Ils voulaient envoyer des colis à leurs épouses pour Noël. Je les ai emmenés dans le plus grand magasin juif de la ville, Lansburgh’s. Ils y ont acheté du cacao, du sucre, du café. Puis ils sont allés au rayon lingerie. Je n’oublierai jamais cette image : ces quatre types en manteau de cuir et chapeau tyrolien au rayon lingerie. Quand la vendeuse a apporté des slips en nylon, von Braun a levé les bras au ciel en disant : “Mais non, en laine, et des culottes longues !”

Le contrat de Wernher von Braun est prolongé. Il travaille pour l’US Army, puis pour la Nasa, qui vient de voir le jour. Il conçoit la fusée destinée au voyage sur la Lune et se lie d’amitié avec John F. Kennedy. Il meurt en 1977, en héros américain. Les États-Unis ont fait venir plus de 1 600 scientifiques allemands sur le sol américain, dont des criminels de guerre, des médecins qui s’étaient servis de cobayes humains, et des chimistes qui avaient mis au point des gaz toxiques pour la Wehrmacht. Tous commencent aux États-Unis une nouvelle vie.

Les trois amis, Henry Kolm, Arno Mayer et Peter Weiss quittent l’armée en 1946. Weiss devient un brillant avocat, Mayer historien, Kolm physicien au Massachusetts Institute for Technology de Boston. Ils restent amis pour la vie.

En 2007, pour la première fois depuis plus de soixante ans, les vétérans du camp Eleven Forty-Two se rassemblent sur leur ancien lieu de travail. Mayer, Weiss et Kolm prennent place au pied d’une estrade installée pour l’occasion dans le parc. Pendant son discours, un officier de l’US Army établit un lien entre la Seconde Guerre mondiale et l’Irak. Quand il invite les vétérans à monter sur l’estrade pour y être décorés, Arno Mayer reste assis. Pour protester contre les méthodes d’interrogatoire américaines en vigueur. Les images de torture à la prison d’Abou Ghraib [en Irak] viennent de fuiter.

Bastian Berbner
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