Ce ne sont pas des fous, ce sont des rebelles. Ils se réunissent chaque semaine à l’Unité de psychologie médicale de Lunéville (Meurthe-et-Moselle). Ce jeudi d’hiver, ils sont une dizaine, soignants et soignés mêlés, assis autour de la même table ronde. Parmi eux, certains entendent des voix. Oui, comme Jeanne d’Arc. Mais aussi Charlemagne, Socrate, Beethoven, Dickens, Churchill, Freud, Sartre, Nothomb, Zidane… En fait, comme environ 10 % de la population, selon de nombreuses études. Un phénomène aussi répandu que tabou. Sauf qu’ici, on en parle. Il n’y a pas de blouse blanche, pas de maladie ni de patient. Les échanges débutent sans qu’on sache vraiment qui est qui. Et, progressivement, on s’aperçoit qu’ils sont en train de fomenter une petite révolution, qu’ils transgressent, l’air de rien, l’héritage psychiatrique, l’institution.

Et tout ça avec la bénédiction du psychiatre responsable de cette structure, Erwan Le Duigou. Depuis sa création, voilà trois ans, il soutient activement le groupe qu’il souhaite «le plus autonome possible». D’ailleurs, il n’assiste jamais aux réunions, conscient que sa présence pourrait nuire aux discussions. Idéalement, les séances se dérouleraient dans un lieu extérieur, dégagé de toute connotation médicale. Peut-être que des entendeurs de voix «heureux» ou du moins qui s’en accommodent, pousseraient plus facilement la porte. «Le problème ce n’est pas d’entendre des voix, le problème c’est quand elles deviennent méchantes», lance Amandine, une infirmière.

«Elle m’ordonnait de tourner en rond, de manger, de boire»

Petite dame aux cheveux gris et courts, Anne, 63 ans, a entendu des voix pendant quarante ans. Elles sont apparues après le décès brutal de son père, un «choc psychologique». Depuis qu’elle en parle, elles ne les entend plus. En fait, elle n’entend plus grand-chose sinon un sifflement permanent. Elle raconte son travail comme employée de magasin, durant dix-neuf ans. Les voix redoublaient quand Anne devait se concentrer pour faire les étiquettes de prix. L’ambiance au travail s’est dégradée. Le propriétaire de sa résidence l’a mise à la porte, convaincu qu’elle finirait par lui «refiler [ses] angoisses». Anne a été «très longtemps» hospitalisée. «Je restais seule dans mon coin avec mes voix. Les médocs, ça tue la lecture du cerveau. Alors qu’il faut parler, parler tout le temps. Vivre avec les voix c’est pas du gâteau, mais c’est une vie quand même», précise-t-elle en souriant.

Chez Marie-Pierre, jeune femme coquette, cela a commencé en 1993. Les médicaments ? Inefficaces contre «ces voix sourdes qui m’aliènent, dit-elle. Je ne supportais plus cette voix de femme à peine audible qui me disait de faire n’importe quoi, de vagabonder dans les rues. Elle m’ordonnait de tourner en rond, de manger, de boire. Elle rendait les choses impossibles à vivre, surtout la nuit.» Une voix masculine aussi, qui «aboyait», «ricanait». Une voix «machinale et méchante».«On est obligé d’obéir. Parfois je protestais, mais le dialogue était incohérent pour mon entourage, ils ne comprenaient pas.» Les voix sont toujours là, mais elles se «stabilisent». «Du jour où j’en ai causé, elles ont commencé à disparaître,assure Stéphane, 47 ans, ancien toxicomane. Je serais devenu complètement fêlé si je n’avais pas pu en parler. J’essayais de les détourner, mais elles me possédaient. Les voix, elles se servent de vous, vous manipulent, vous menacent de mort. Des jours, c’était à se taper la tête contre un mur, je me disais des gros mots, je criais très fort pour avoir le dessus… J’étais épuisé.»

L’équipe d’infirmiers de Lunéville a «ouvert la boîte de pandore» suite à un colloque en mai 2011 sur les pratiques innovantes en psychiatrie à Villers-les-Nancy. Ils en reviennent «bouleversés», «marqués». Yann Derobert, neuroscientifique reconverti en psychologue et fondateur, en 2010, du Réseau francais sur l’entente de voix, y exposait son approche. Elle se fonde sur les travaux, débutés à la fin des années 70, du psychiatre anglais Marius Romme. Les voix ne sont plus considérées comme un symptôme majeur de maladie mentale (le plus souvent de psychoses, au premier rang desquels la schizophrénie) mais comme un phénomène, une expérience dont on peut s’accommoder.

Le mouvement est beaucoup plus développé en Angleterre, au Danemark, au Canada, en Allemagne, en Norvège et aux Etats-Unis qu’en France. Où «les patients sont attachés à leur gentil psychiatre paternaliste avec lequel ils ne veulent pas se fâcher. Et dont la bienveillance désarmante empêche toute rébellion…», estime Yann Derobert.

Chercher à faire taire les voix, souvent à grand renfort de neuroleptiques ou d’antipsychotiques, s’avère pourtant, dans la majorité des cas, légumisant et contre-productif. Les traitements ont de lourds effets secondaires : prise de poids, baisse de la libido, confusion, somnolence… Et parviennent rarement à éliminer les voix. Plus la personne lutte contre elles, plus elles s’amplifient. L’isolement et la détresse montent d’un cran. Des troubles apparaissent : paranoïa, extrême anxiété, dépression sévère, troubles obsessionnels compulsifs, insomnie, désordres alimentaires…

«La parole est indispensable»

Chez les «entendeurs» on apprend à faire avec les voix. La démarche est pragmatique, empathique, «c’est comme une libération», résume Yann Derobert qui «plaide pour un droit de se rétablir». «Est rétabli celui pour qui la question "suis-je malade ?" n’a plus de pertinence», explique le psychologue. L’objectif est, modestement, «d’aller mieux», d’offrir une perspective aux «patients» (il déteste ce mot). La schizophrénie n’en offre pas, ou très peu. «C’est une maladie du cerveau. Quand le diagnostic tombe, plombant, stigmatisant, on ne discute plus : consulter un psychologue est considéré comme un soutien moral accessoire. Le vrai soin est chimique et, à vie. Leur pathologie étant présentée comme incurable», déplore Yann Derobert qui reçoit autant de «mails rageurs» de confrères que d’appels à l’aide de familles d’entendeurs de voix désespérées.

«La parole est indispensable puisque dans la majorité des cas, les voix trouvent leur origine dans un vécu traumatique. Les entendeurs ont subi un traumatisme aigu, un abus sexuel, une situation de harcèlement…» Ne pas vouloir entendre ce que les voix ont à dire, «c’est dénier l’abus, et donc le répéter, entretenir le secret et le silence», dénonce Yann Derobert.

«Pendant le colloque, on a pensé à beaucoup de patients que nous suivons depuis des années et qui, malgré la psychothérapie, l’accompagnement, les médicaments, étaient en souffrance extrême. Nous étions impuissants, coincés dans une impasse», se souvient Damien, infirmier. L’équipe contacte Yann Derobert pour monter un groupe de parole. «Il nous a répondu qu’il ne formait pas des soignants, mais un groupe. Nous devions trouver des entendeurs pour faire avec eux et pas à leur place.» Ils songent à renoncer : «Comment allait-on expliquer ça à l’administration de l’hôpital et à nos patients ?» Finalement, ils se lancent, montrent des brochures, essuient quelques railleries, mais parviennent à rassembler six «patients» volontaires pour deux journées de formation à un mois d’intervalle.

«Tous ensemble, sept heures d’affilée dans la même pièce, ce n’était jamais arrivé», raconte Christine, infirmière. Théorie le matin, ateliers et jeux de rôle l’après-midi. A les écouter, l’essentiel s’est joué pendant les temps morts. D’autres liens se sont tissés, teintés d’amitié. Ils se sont comme défaits de la verticalité du rapport soignant-soigné. «On s’est dit qu’on était à côté de la plaque depuis des années, on a découvert des choses déterminantes sur des patients qu’on suivait pourtant depuis dix ou vingt ans», rapporte Christine.

«Une bonne magie dans la tête»

La première étape, c’est d’écouter les voix. Et donc, franchir la ligne jaune. «C’est radicalement opposé à tout ce qu’on nous a appris !», souligne Damien, infirmier. Sa collègue, Amandine, infirmière depuis cinq ans, ajoute : «A l’école on nous met en garde : il ne faut surtout pas entrer dans le délire du patient. Dès mon premier poste, je me suis sentie mal. Les personnes exprimaient des choses, mais il ne fallait pas les laisser en parler.» Après un temps, elle finit par lâcher, devant collègues et entendeurs : «Je me sentais maltraitante.» Depuis qu’elle participe au groupe, Amandine se sent «aidante». «Je laisse l’entendeur être l’expert et désormais, lors de mes consultations, je demande à mes patients s’ils entendent des voix. Ce n’est plus tabou.»

Aborder ce sujet-là sans entendre de voix c’est partir avec un sérieux handicap. S’agit-il d’un dialogue intérieur qui devient envahissant ? Ce qui caractérise l’entente de voix est «le sentiment d’étrangeté», précise Yann Derobert. La voix est perçue dans les oreilles, la tête ou à l’extérieur. C’est toujours quelque chose qui s’impose à soi, qui arrive, qui n’émane pas de la conscience. D’ailleurs, l’imagerie cérébrale a révélé que les voix activent les zones du cerveau dévolues à l’audition.

Le vécu est donc bien réel, la personne entend. Qui ? Dieu, la CIA, sa propre voix, celle d’un parent, d’un ou d’une inconnue… Quand Stéphane l’ex-toxicomane était sur le point de se «foutre en l’air», une autre voix a surgi dans sa tête, rappelle-t-il lors de la séance. «Celle-là me racontait que j’étais marié avec une Américaine, Laurie.» Dans le groupe, tout le monde la connaît. «D’une certaine manière ça m’arrangeait, c’était ma femme et la voix m’en parlait tout le temps. C’était sympa, j’avais quelqu’un qui me remontait le moral, je vivais mieux, j’étais fier d’avoir une femme avec moi.» «Kiki», une infirmière, le relance : «Et tu devais la rencontrer…» «Oui, le 24 décembre 2013. Elle n’est pas venue. Quand la voix est partie, c’est comme si je m’étais fait plaquer après avoir vécu en couple pendant trois ans», dit-il. L’infirmière : «Mais un jour tu vas rencontrer quelqu’un pour de vrai.» Stéphane acquiesce, Laurie lui «a donné de l’espoir».

«Kiki», l’infirmière, exerce dans une autre unité. Si elle est là, c’est en tant qu’entendeur. Personne ne le sait en dehors du groupe. Elle a «une bonne magie dans la tête», ses voix lui «prescrivent des actes symboliques qui [l’]enchantent».«Cela peut paraître saugrenu mais ça me fait du bien.» Sur leur conseil, elle inscrit ses soucis sur un caillou et le jette dans la rivière pour qu’ils s’effacent.

Une fois, un entendeur de voix s’est présenté à une séance, inconnu des institutions psy. Il n’est jamais revenu, trop effrayé par les récits des autres. La séance s’achève. Anne barre la sortie avec sa canne. «Il faudrait que les gens arrêtent d’avoir peur, la plupart des dangereux meurtriers n’entendent pas de voix.»

Noémie ROUSSEAU Envoyée spéciale à Lunéville (Meurthe-et-Moselle)