2 mai 2014, 6h, Temps Universel, orbite terrestre. Alexander Skvorstsov, le colonel Russe, est barricadé dans le module Zvesda de la station spatiale internationale (ISS). Steve Swanson et Rick Mastracchio, les deux Américains, planent en silence vers le vaisseau Soyuz, lequel est protégé par le second russe, Mokhail Tyurin, armé d’une clé à molettes, décidé à vendre chèrement sa peau. Depuis le module Kibo où il s’est enfermé, le commandant de bord, le japonais Koichi Wataka, accablé, lance de son côté un appel de détresse « Houston, nous avons un problème ! ». Bon, d’accord, les quelques lignes ci-dessus sont une bien mauvaise fiction ; en réalité, la « bataille de l’espace » n’aura probablement pas lieu, en tout cas pas à bord de l’ISS, fleuron de la collaboration spatiale internationale. Aujourd’hui, les astronautes Koichi Wataka, Rick Mastracchio et Mokhail Tyurin s’apprêtent à revenir sur Terre, dans une dizaine de jours, le 14 mai prochain. Leurs collègues, Alexander Skvorstsov, Steve Swanson et Oleg Artemyev continuent leur mission dans l’espace et l’entente à bord de l’ISS est cordiale. Sauf que. Entre deux coups d’œil vers la Terre, par l’un des hublots de la station spatiale, les conversations entre astronautes doivent tourner autour des relations, de plus en plus tendues, entre les deux partenaires principaux de ce grand programme international… En effet, Américains et Russes, depuis le début du conflit en Ukraine, et les sanctions qui se durcissent contre les proches de Vladimir Poutine, montrent tour à tour leurs biscoteaux, et le ton monte, monte entre les deux grandes puissances… On pourrait presque se croire revenus au temps de la guerre froide, mais nous ne sommes plus en 1960… Car en tentant d’imposer un embargo sur les technologies spatiales américaines utilisées par les Russes, les Américains ont ouvert un peu vite la boîte de Pandore. Eh oui, à l’époque d’Apollo, une Ford était une Ford, une Zil, une Zil, un Boeing un Boeing, un Tupolev un Tupolev, et une Saturn 5 était une fusée « made in America », comme, hélas pour les Soviétiques, la N 1, pas de doute, était « made in USSR »… Mais en 2014, dans le « village global » qu’est devenue la Terre ? Les Russes utilisent massivement des composants européens ou américains dans la conception de leurs engins spatiaux, les européens lancent des fusées russes depuis Kourou, en Guyane, quant aux Américains, leurs fusées Atlas 5 et Antarès qui portent haut et fier la bannière étoilée, elles sont propulsées par des moteurs RD-180 et NK-33… russes !
Bref, l’embargo américain risque fort de provoquer des maux de têtes chez les industriels, mais aussi chez les diplomates, tant les grands programmes spatiaux sont désormais protégés par des accords et des traités internationaux… D’autant que, dans ce jeu de je-te-tiens-tu-me-tiens-par-la-barbichette, les Américains ont oublié – acte manqué révélateur – que si, techniquement et économiquement, ce sont les Russes, évidemment, qui ont le moins à gagner à cette nouvelle guerre froide spatiale, symboliquement, ce sont bien les Américains qui risquent de perdre la face. Et cela, les Russes l’ont bien compris, en témoigne le trait plein d’humour de Dmitri Rogozine, Vice-premier ministre de la fédération de Russie : « Je suggère aux Américains d’envoyer leurs astronautes vers l’ISS avec un trampoline », manière d’appuyer très fort là où ça fait mal. Eh oui, l’administration Obama a t-elle oublié que depuis 2011, et probablement au moins jusqu’en 2018, les Américains n’ont plus de fusées pour envoyer leurs héros dans l’espace ? Si, en ce moment, à bord de l’ISS, Steve Swanson, Rick Mastracchio et Koichi Wataka peuvent discuter des tensions américano-russes avec Alexander Skvorstsov, Oleg Artemyev et Mokhail Tyurin, c’est que ces derniers leur ont aimablement offert – enfin, vendu – un siège à bord d’un Soyuz russe… Si les Russes le décident, terminé, plus d’Américains, d’Européens, de Canadiens dans l’espace, plus de concerts en mondiovision : si, si, rappelez-vous, l’astronaute Chris Hadfield enregistrant Space Oddity de David Bowie, un clip vu par des dizaines de millions de fans en 2013. Certes, cela a peu de chances d’arriver, le coût stratosphérique de la maintenance de cette salle de concert à 100 milliards de dollars étant essentiellement couvert par la Nasa et l’ESA, les Russes couperaient se faisant la branche sur laquelle ils sont assis…
Il n’empêche. Le drame qui se joue en Ukraine rappelle que l’on peut passer très vite de l’entente cordiale à la guerre froide, même dans l’espace. Les Européens l’ont compris – aux dépends des Américains, dans les années 1970, lorsqu’ils ont décidé de conquérir de haute lutte l’indépendance spatiale contre leur arrogant allié, avec le programme de lanceur Ariane. De leur côté, les Russes, pragmatiques, n’ont jamais cessé de développer leurs puissants et robustes lanceurs, Soyuz et Proton, même pendant l’effondrement de l’URSS. Et les États-Unis ? Le calamiteux programme de navettes spatiales (1981-2011), s’il a fait vivre dans l’opulence l’industrie des cinq grands états spatiaux, trente ans durant, a aussi fait perdre la main mise américaine sur l’Europe en déclenchant le programme Ariane, et enfin provoqué l’embarrassante et humiliante situation actuelle : la dépendance aux Russes. Bien sûr, à terme, la Nasa va reprendre son indépendance. Deux programmes sont menés en parallèle par l’agence spatiale américaine pour retrouver le chemin de l’espace. D’abord, CCDev (Commercial Crew Development), visant à développer un moyen de transport des astronautes à bord de l’ISS. Les sociétés Boeing, Space X et Sierra Nevada Corp sont sur les rangs, et développent chacune de leur côté fusées et capsules spatiales. Dans les prochains mois, la Nasa désignera l’heureuse élue. Premier vol dans les années qui viennent, premier vol habité, 2018, probablement, si tout va bien… Parallèlement, la Nasa développe un projet pharaonique, qu’elle n’aura probablement pas les moyens d’exploiter, le SLS – Space Launch System – et sa capsule Orion, qui permet à l’industrie américaine – après le programme Apollo, après le programme de navettes, après le programme de station spatiale – de conserver de gros contrats nationaux. Le SLS est une fusée géante – 120 m de haut, 3000 tonnes ! – d’un coût et d’une puissance comparables à l’antique Saturn 5 mais avec un budget qui n’a plus rien à voir avec celui des beaux jours de la conquête spatiale : quand la Nasa promettait la Lune aux Américains, son budget approchait 5 % du budget fédéral, aujourd’hui, il n’atteint pas 0,5 %… Bref, le SLS n’est pas prêt de voler. Si la Nasa envisage un vol inaugural de l’engin en 2018, les astronautes ne monteront à bord que vers 2022. Et vers quelle destination ? Sans budget, ou presque, cette douloureuse question reste ouverte. En attendant, espérons que d’ici là, la crise ukrainienne sera oubliée. Serge Brunier