Chercheur au CNRS, historien spécialiste du Moyen-Orient, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Irak, Pierre-Jean Luizard vient de publier un essai sur l’Etat islamique, le Piège Daech, dans lequel il cherche à décrire le fonctionnement du «premier Etat salafiste à se revendiquer comme tel». Il en souligne la dimension historique, absolument nécessaire pour le comprendre, et les pièges qu’il tend aux pays occidentaux.
Peut-on dire qu’il y a des théoriciens derrière la stratégie de l’Etat islamique ?
Ce dont on est sûr, c’est qu’ils ont tout pensé dans le registre de la provocation, de façon à élargir les fractures et à provoquer des réactions en chaîne. Les atteintes à des groupes ou des minorités dont on sait qu’elles ne peuvent que révulser les opinions occidentales ont un caractère systématique indéniable. Sachant que nos gouvernements sont très sensibles aux émotions populaires, rien n’a été oublié : l’Etat islamique [EI, également appelé Daech, ndlr] attaque les minorités religieuses, réduit en esclavage des femmes et des enfants, commet des massacres de masse, des décapitations médiatisées… Il a une bonne connaissance de nos pires phobies et de la façon dont nos sociétés fonctionnent. Des Occidentaux professionnels des médias opèrent d’ailleurs dans leurs rangs. Dernières provocations en date : la destruction de statues assyriennes au musée de Mossoul et l’enlèvement de 220 chrétiens assyriens en Syrie et l’anéantissement du site antique de Nimrod. Avant cela, il y a eu la décapitation des coptes égyptiens en Libye, qui vise clairement à pousser la France et l’Italie à intervenir en Libye. Le piège est parfait : pousser à une réaction militaire dans l’urgence qui nous ferait apparaître comme les héritiers du colonialisme. J’espère que nos dirigeants auront la sagesse de réfléchir avant une telle aventure. Si nous tombons dans ce piège, l’EI n’aura aucun mal à rallier tous les groupes jihadistes libyens, comme cela s’est produit en Irak. Il réussira à les fédérer et, une fois de plus, il aura l’image de celui qui a porté le fer contre les anciennes puissances coloniales.
Ces dernières sont donc vues comme des «croisés» ?
C’est ainsi que nous sommes présentés dans les médias de l’EI. Nous ne pouvons donc plus nous permettre d’interventions militaires sans projet politique à la clé. C’est suicidaire. Et quel projet politique peut-on imaginer pour la Libye, un Etat déjà en train de se disloquer ? Nous ressortirions vaincus d’une telle expédition. Nous devons absolument anticiper la fin de certains Etats.
A-t-on déjà vu un quasi-inconnu, Abou Bakr al-Baghdadi, se proclamer calife depuis le minbar d’une mosquée ?
Il y a dans l’histoire de l’islam, tant chiite que sunnite, une succession de mouvements messianiques, millénaristes, la plupart au Moyen Age. Ils n’ont pas eu de suite. La grande différence avec l’EI, c’est qu’il prospère là où les Etats s’effondrent. Que ce soit en Libye ou en Irak, nous ne devons pas nous faire d’illusions, ces Etats ne ressusciteront pas. Ce n’est pas seulement une question de régime politique, car ils ont été le siège privilégié de régimes autoritaires, qui n’ont pas su ouvrir au plus grand nombre des processus de citoyenneté et de vivre ensemble. Ces Etats n’ont été le théâtre que de jeux entre différentes minorités, en Irak, en Syrie ou au Liban. Les puissances mandataires avaient d’abord affiché un tropisme puissant envers les minorités, puis le système a perduré même après la fin des mandats. Les printemps arabes sont le dernier épisode de ces déliquescences étatiques avec l’émergence de différentes sociétés civiles. La délégitimisation des Etats en place n’a fait que s’accentuer. A l’exception notable de l’Egypte, où une majorité de la société a fait corps avec son Etat.
L’Irak est-il aussi menacé ?
Aucune diplomatie n’annonce sa mort. Et pourtant trois Etats se font déjà face : celui des chiites, celui de l’EI et celui des Kurdes. De même en Syrie : il y a les territoires de Bachar al-Assad, ceux du Front al-Nusra et ceux de l’EI. Pour en revenir à l’échec des Etats, au-delà des minorités, il y a le jeu constant des asabiyya, c’est-à-dire des groupes claniques, tribaux ou régionaux qui ont réussi à confisquer la citoyenneté, même si ces groupes ont masqué leurs stratégies par des discours nationalistes arabes.
Pourquoi les revendications sunnites, en Irak et en Syrie, ont-elles pris des formes si radicales et violentes ?
Les sunnites ont toujours eu le pouvoir à Bagdad, des dynasties abbasides aux baasistes en passant par les Ottomans. Après avoir monopolisé le pouvoir pendant des siècles, il leur est difficile de devenir de simples citoyens au mieux ou, au pire, ce qui est le cas, d’appartenir à une communauté minoritaire et sans aucun pouvoir. Les sunnites furent d’abord tétanisés par la disparition de Saddam Hussein. Sa chute fut aussi celle de l’Etat irakien. Plus d’armée, plus d’administration… Donc les Américains se sont adressés aux exclus de l’ancien système, les chiites et les Kurdes. Les sunnites ont pourtant tenté un moment de jouer le jeu. Ils ont participé aux conseils de réveil [milices tribales créées par l’armée américaine pour lutter contre Al-Qaeda en Irak, ndlr] et ont abandonné leur boycott initial des élections. Ils ont ensuite participé à des mouvements de protestation pacifique, en occultant le côté confessionnel de la mobilisation avec les mots d’ordre des printemps arabes - contre la corruption et l’autoritarisme -, mais la seule réponse du pouvoir chiite a été d’une extrême violence : artillerie lourde et barils de TNT largués par hélicoptères sur la foule.
Et les baasistes sunnites ont rejoint l’Etat islamique…
Une majorité d’Arabes sunnites d’Irak a d’abord manifesté sa passivité face à l’EI, avant de rechercher de façon de plus en plus massive sa protection face aux exactions des forces de sécurité irakiennes alors que tout espoir d’intégration dans le système politique en place semblait perdu. Les baasistes, notamment les ex-officiers de l’armée de Saddam parmi eux, avaient déjà fait le pas. Entre islamistes et baasistes, les sources d’inspiration se mélangent. Par exemple, Al-Khansa, la brigade féminine chargée de la police des mœurs de l’EI, fait référence à la poétesse de l’époque antéislamique qui s’était convertie à l’islam, dont les cinq fils sont morts à la bataille d’Al-Qadisiya [en 636] contre les Perses polythéistes. C’était déjà une référence de Saddam Hussein contre l’Iran. Aujourd’hui, ces milices Al-Khansa sont constituées de jeunes Européennes, dont la plupart ne parlent pas arabe. C’est toute la perversité de l’EI de faire imposer les lois islamiques aux femmes par des Occidentales.
A quoi ressemble une grande ville gérée par l’Etat islamique ?
Grande différence entre l’EI et Al-Qaeda : l’EI n’impose pas un pouvoir venu de l’extérieur mais s’appuie sur des relais locaux. Le véritable laboratoire de ces villes conquises est Fallouja, la première à tomber [en janvier 2014]. La base sociale et politique est constituée par les notables locaux qui continuent de représenter les différents clans et quartiers. Le marché est le suivant : les acteurs locaux ne doivent utiliser que le drapeau de l’EI et se conformer à la charia. L’EI n’intervient qu’en cas de corruption ou de rébellion. Les recettes pétrolières sont publiées pour manifester la rupture avec le régime précédent. Et les produits de première nécessité sont de nouveau abordables.
L’Etat islamique ne fonctionne donc pas que par la terreur ?
Non, sinon on ne comprendrait pas qu’une ville de 2 millions d’habitants comme Mossoul ne se soit pas vidée entièrement à l’arrivée des jihadistes ni comment quelques milliers d’entre eux peuvent contrôler une agglomération si importante. L’EI investit aussi des lieux emblématiques, les palais des «corrompus». Les vidéos sont mises sur YouTube. Il y a un certain mimétisme avec les printemps arabes : on se souvient du siège des palais de Ben Ali par les manifestants tunisiens. Depuis juin 2014, il y a eu très peu de résistance ou de dissidence. On peut même parler d’adhésion d’une partie de la population.
Le refus de certains Occidentaux d’appeler Daech «Etat islamique» n’est-il pas de l’ordre du déni ?
L’EI veut instaurer un nouvel Etat, qui prétend être un Etat de droit, même si les principes et les règles qui le fondent nous semblent aberrants. Refuser de le reconnaître est contre-productif comme peut l’être toute forme de diabolisation. Les réduire à des barbares ne résoudra rien. La barbarie semble d’ailleurs la chose la mieux partagée au Moyen-Orient, quand on voit comment se conduisent les milices chiites dans les zones reprises à l’Etat islamique, ou comment Bachar al-Assad bombarde allègrement des banlieues entières de Damas. La seule différence réside dans la médiatisation. Pour l’Etat islamique, cette barbarie est un outil de propagande, les autres la pratiquent à huis clos. Il y a donc bien un Etat, avec un calife, un pouvoir judiciaire représenté par des tribunaux islamiques, une fiscalité. Les impôts sont collectés en fonction de règles qui se veulent inspirées de la charia, on ne peut donc pas les réduire à un simple racket… Il n’y a pas de pouvoir législatif puisque la charia fait office de loi. Par exemple, les chrétiens ne sont pas traités comme les yézidis (1). Les chrétiens, considérés comme des «gens du livre», doivent s’acquitter d’un impôt ou se convertir. Les yézidis sont traités comme des hérétiques, voire des apostats de l’islam, et ne méritent, pour l’EI, que la mort ou l’esclavage. Si on ne prend pas en compte cette forme de «légalité» revendiquée, même si elle est contraire à tous nos principes, on ne comprendra pas comment des populations entières se sont ralliées à l’EI.
Et maintenant ?
Nous, Européens, allons être en première ligne et je ne pense pas que nous puissions rester simples spectateurs. Surtout que l’EI a besoin, pour se maintenir, de notre hostilité. Les frontières au Moyen-Orient sont remises en cause en même temps que les Etats. Le Hezbollah va combattre en Irak, les Turcs laissent passer les peshmergas kurdes, les salafistes libanais vont combattre en Syrie… La dégénérescence confessionnelle des printemps arabes a montré que ces Etats, qui s’enfoncent dans le chaos, n’étaient pas réformables.
(1) Communauté kurdophone d’Irak pratiquant une religion monothéiste enrichie notamment par des apports coraniques et bibliques.