Dans l’article mis en ligne par Jean-Marc Vivenza, annonçant la réédition, revue et augmentée de son étude consacrée à «René Guénon et la Tradition primordiale », une lumière tout à fait essentielle nous est proposée qui n’avait jamais été exposée de façon si précise depuis le XVIIIe siècle et c’est un point sur lequel il faut insister, portant sur ce qui sépare et distingue depuis les premiers siècles, la postérité d’Abel de celle de Caïn.

Comme il nous est dit : «La Tradition se divisa quasi immédiatement, et ce dès l’épisode rapporté par le livre de la Genèse, lors de la séparation qui adviendra entre le « culte faux » de Caïn et celui, « béni de l’Éternel », célébré par Abel le juste. Le culte de Caïn, en effet, uniquement basé sur la religion naturelle, était une simple offrande de louange dépourvue de tout aspect sacrificiel, alors que le culte d’Abel, qui savait que depuis le péché originel il n’était plus possible, ni surtout permis, de reproduire la forme antérieure qu’avaient les célébrations édéniques, donna à son offrande un caractère expiatoire qui fut accepté et agréé par Dieu, constituant le fondement de la « Vraie Religion », la religion surnaturelle et sainte. » [1]

Le culte « béni de l’Éternel », célébré par Abel le juste.

Il en résulte une conséquence fondamentale pour toute les conceptions doctrinales qui tentent de poser un discours théorique sur la notion de « Tradition », ce qui, redisons-le encore, à notre connaissance depuis le XVIIIe siècle et les penseurs qui furent à la source de cette réflexion, en particulier Martinès de Pasqually (+ 1774), Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), n’avait jamais été expliqué de façon si claire : « De la sorte les deux cultes de Caïn et Abel vont donner naissance, dès l’aurore de l’Histoire des hommes, à deux traditions également anciennes ou « primordiales » si l’on tient à ce terme, mais absolument non équivalentes du point de vue spirituel. Si l’on en reste au simple critère temporel, comme le fait Guénon dans sa conception de la Tradition, sans distinguer et mettre en lumière le critère surnaturel, alors il est effectivement possible d’assembler, sous une fausse unité, ces deux sources pour en faire les éléments communs d’une univoque et monolithique  « Tradition primordiale » indifférenciée, se trouvant à l’origine de toutes les religions du monde, égales en ancienneté et « dignité », puisque issues d’une semblable souche méritant le même respect et recevant le même caractère de sacralité. » [2]

A ces deux cultes, l’un d’Abel et l’autre de Caïn, correspondent donc deux traditions ennemies que tout sépare et va opposer au cours de l’Histoire, se livrant une lutte incessante expliquant pourquoi il ne peut y avoir de conciliation entre ces deux « voies » antagonistes.

« Tubalcaïn » est le fils de Lamech et de Tsillah,

descendant de Caïn, il est « l‘ancêtre

de tous les forgerons en cuivre et en fer. » (Genèse IV, 22). 

On doit donc être vigilant sur le plan spirituel, afin de ne point se laisser entraîner vers les domaines issus de la tradition réprouvée de Caïn, faute de quoi on risque d’être conduit vers des horizons très éloignés de la véritable initiation. On sait d’ailleurs combien Willermoz, conscient de cette possible déviance, fut amené à prendre une décision importante sur ce point, puisque le 5 mai 1785, par une décision entérinée par la Régence Écossaise et le Directoire Provincial d’Auvergne, fut écarté le nom de « Tubalcaïn » des rituels du Régime Écossais Rectifié, « Tubalcaïn » étant le fils de Lamech et de Tsillah, descendant de Caïn, il est « l’ancêtre de tous les forgerons en cuivre et en fer. » (Genèse IV, 22). [3]

C’est pourquoi, ainsi que le souligne Vivenza : « Il est évident, et extrêmement clair, qu’il y a une grave erreur à confondre en une seule « Tradition » deux courants que tout oppose, deux cultes radicalement différents et contraires, antithétiques, l’un, celui de Caïn, travaillant à la glorification des puissances de la terre et de la nature (et donc des démons qui, pour être des esprits, n’en sont pas moins des « forces naturelles »), visant au triomphe et à la domination de l’homme autocréateur, religion prométhéenne s’exprimant par la volonté d’accéder par soi-même à Dieu, (les fruits de la terre, à cet égard, symbolisant les antique mythes païens), l’autre, à l’inverse, celui d’Abel, fidèle à l’Éternel et à ses saints commandements, conscient de l’irréparable faute qui entachait désormais toute la descendance d’Adam, et qui exigeait que soit célébrée par les élus de Dieu une souveraine « opération » de réparation, afin d’obtenir, malgré les ineffaçables traces du péché originel dont l’homme est porteur, d’être réconcilié et purifié par le Ciel. » [4]

« Abel se comporta comme Adam aurait dû se comporter

dans son premier état de gloire envers l’Eternel… »

L’analyse du concept de « Tradition » qui nous est exposée, se place donc dans la continuité exacte de Martinès de Pasqually qui, dans son Traité sur la réintégration des êtres, nous explique : « Abel se comporta comme Adam aurait dû se comporter dans son premier état de gloire envers l’Eternel : le culte qu’Abel rendait au Créateur était le type réel que le Créateur devait attendre de son premier mineur. Abel était encore un type bien frappant de la manifestation de gloire divine qui s’opérerait un jour par le vrai Adam, ou Réaux, ou le Christ, pour la réconciliation parfaite de la postérité passée, présente et future de ce premier homme, moyennant que cette postérité userait en bien du plan d’opération qui lui serait tracé par la pure miséricorde divine, ainsi que le type d’Abel l’avait prédit par toutes ses opérations à Adam et à ses trois premiers nés. » (Traité, 57).

S’impose dès lors une vérité importante : « Les deux « traditions » originelles antagonistes, correspondent à deux « religions », l’une naturelle (apocryphe) l’autre surnaturelle (non-apocryphe). Dès l’origine il y a donc, non pas une Tradition, mais deux « traditions », deux cultes, ce qui signifie deux religions, l’une apocryphe et naturelle reposant uniquement sur l’homme, l’autre non-apocryphe et surnaturelle plaçant toutes ses espérances en Dieu seul et en sa Divine Providence. La suite des événements n’aura de cesse de confirmer ce constant antagonisme, cette rivalité et séparation entre deux « voies » dissemblables que tout va en permanence opposer, les rendant rigoureusement étrangères et inconciliables. » [5]

Il y a donc pour chaque âme de désir, et c’est en cela que ce livre sur la Tradition primordiale est d’un intérêt supérieur du point de vue spirituel, lorsqu’on s’engage dans les domaines traditionnels, deux branches, deux « voies » issues de deux « rameaux » absolument différents et même totalement étrangers qu’il convient de savoir toujours distinguer et être capable de connaître en identifiant ce que sont leurs caractéristiques propres, pour ne pas se retrouver engager, souvent de façon inconsciente faute de disposer des connaissances nécessaires, dans une démarche tout à fait contraire à la quête des Vérités célestes.

L’Église latine propose à la vénération des fidèles

le juste Abel car il est une parfaite image préfiguratrice du Christ.

Une remarque nous apparaît de ce point de vue d’une grande aide, qui sera très utile pour chaque âme en chemin, qui pourra dès lors placer son itinéraire de vie intérieure sous les saintes bénédictions d’Abel le Juste :

« L’Église latine propose à la vénération des fidèles le juste Abel car il est une parfaite image préfiguratrice du Christ : « On découvre entre la victime de Caïn et le Sauveur du monde de nombreux et frappants traits de ressemblance. Abel innocent – vierge toute sa vie – nous fait penser à celui qui demandait un jour aux juifs, sans soulever une protestation : ‘‘Qui donc, parmi vous, pourrait me convaincre de péché’’, à celui que saint Paul appelle le Pontife saint, innocent, sans tâche, à tout jamais séparé des pécheurs. Abel pasteur de brebis, nous rappelle le Verbe incarné venant sauver le monde et se présentant à l’homme comme le Pasteur qui voudrait rassembler les brebis égarées et les réunir toutes dans un même bercail sous sa paternelle houlette […] Abel, mourant martyr du service de Dieu, est bien la figure de Jésus-Christ, crucifié pour avoir courageusement accompli la mission de régénération de l’humanité que son Père lui avait confiée […] Abel fut d’ailleurs canonisé par le Sauveur lui-même, qui, dans l’Évangile, l’appela un jour: ‘‘Abel le Juste’’. Aussi, son nom revient souvent dans la sainte liturgie. À la messe tous les jours, le prêtre rappelle à Dieu le sacrifice ‘‘d’Abel son enfant plein de justice’’ et aux litanies des agonisants on recommande à saint Abel l’âme qui va quitter ce monde.» (Fête d’Abel le Juste, le 30 juillet). » [6]

Abel, mourant martyr du service de Dieu,

est bien la figure de Jésus-Christ, crucifié.

On ne saurait trop conseiller, notamment aux disciples de Martinès de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Baptiste Willermoz, d’autant plus s’ils ont placé leurs pas dans des structures initiatiques qui se prétendent héritières de l’enseignement des Maîtres « passés », de conserver fermement en mémoire ces lignes de Jean-Marc Vivenza, afin de fuir, radicalement, les transmissions « apocryphes », afin de se consacrer et pour œuvrer au sein de la voie droite et sainte de la « Tradition » non apocryphe, qui est celle des élus de l’Éternel :

« À cet égard, l’Histoire du monde est devenue celle de la lutte acharnée et du combat irréductible entre deux semences antagonistes, deux postérités ennemies, deux «corps mystiques » radicalement différents et antagonistes ; lutte alternant les victoires et les défaites, les trahisons, les avancées et les reculs, les compromissions et les réactions. Les hommes assistent et participent, de ce fait, depuis la Chute, à un développement croissant et continuel de la religion naturelle réprouvée qui souhaite conquérir le Ciel par ses propres moyens, héritière, en raison de son insoumission et de son caractère criminel, de la postérité du serpent, contraignant les élus de l’Éternel qui constituent le « Haut et Saint Ordre », à une préservation attentive et soutenue des éléments du vrai culte, de la Vraie Religion, de la Tradition effective. » [7]


                  René Guénon et la Tradition primordiale,

2ème édition revue et augmentée, La Pierre Philosophale, 2017.

Notes.

1. J.-M. Vivenza, René Guénon et la Tradition primordiale, 2ème édition revue et augmentée, La Pierre Philosophale, 2017.

2. Ibid.

3. Cf. MS 5 868, n°73, Bibliothèque municipale de Lyon, Fonds Willermoz.

4. J.-M. Vivenza, René Guénon et la Tradition primordiale, op.cit.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. Ibid.