San Francisco se révolte contre les millionnaires de la Silicon Valley
Hausses des loyers, expulsions, cadeaux fiscaux à l'industrie high-tech... Depuis quelques mois les habitants de San Francisco vivent de plus en plus mal la colonisation rampante de leur ville, épicentre de la contre-culture, par une population de geeks fortunés
Pendant longtemps ces deux mondes se sont ignorés, ne se croisant qu'en de rares occasions. Presque sur un malentendu. D'un côté San Francisco, berceau du mouvement Beatnik (Kerouac, Ginsberg...), de la contre-culture hippie, du psychédélisme, des Black Panthers, et de la cause homosexuelle. De l'autre, la Silicon Valley, terre d'inventeurs (parfois géniaux) et de geeks. Mais aussi berceau du capital-risque et d'une industrie high-tech tournée sur elle-même, historiquement conservatrice, proche du Pentagon, mais qui n'a jamais rien tant aimée que de se faire passer pour "cool".
Pour un Steve Jobs qui cofonda Apple dans un garage au sud de San Francisco, il faut aussi se remémorer le parcours d'un David Packard (le "P" de Hewlett-Packard) qui termina sous-sécrétaire d'Etat à la Défense dans l'administration Nixon... Ou plus récemment celui de Max Kelly, l'ex-Chief Security Officer de Facebook parti travailler pour la NSA. Bref, les choses étaient entendues : la Silicon Valley développait des technologies pour l'armée américaine qui en finançait directement ou indirectement les recherches. Entre San Francisco et la Silicon Valley, le fossé culturel était gigantesque et tout rapprochement semblait impossible.
Mais tout a basculé avec Internet. Après une première tentative au début des années 2000, avortée par l'éclatement de la bulle spéculative, San Francisco a fini par plier sous les coups de boutoirs de la Silicon Valley. La "faute" aux Google, Facebook et autres Twitter, et à cet argent qui coule à flot.
San Francisco, la ville plus chère des Etats-Unis
Au fil des ans, San Francisco a vu arriver une nouvelle population. Des ingénieurs, des développeurs, et des programmeurs, en un mot des "geeks" venus du monde entier, jeunes, ambitieux, et fortunés (le salaire moyen chez Google est de 125 000 dollars par an !). Cette population contribue pour partie à revitaliser l'économie et le tissu urbain, mais surtout à faire de San Francisco la ville plus chère des Etats-Unis, avec New York, et au grand dam des habitants "locaux".
Hausses de loyers (+30% de 2011 à 2012), expulsions, fermetures de petits commerces, cadeaux fiscaux (de 1,9 million de dollars) consentis par la municipalité à Twitter et à d'autres start-up en échange de leur installation dans mid-Market Street, un quartier désœuvré du centre-ville, la politique de la ville est souvent mal vécue par ses habitants... Beaucoup ne comprennent pas en effet (économie Internet ou pas) pourquoi une start-up comme Twitter (qui a levé 1,2 milliard de dollars depuis sa création en 2006 et encore perdu 645 millions de dollars en 2013) aurait droit à des exemptions d'impôts...
"jets de pierres et attaques de Google Bus"
Longtemps latente, l'incompréhension va aujourd'hui croissant, jusqu'à virer parfois à l'affrontement violent. Tout a commencé comme dans cette publicité Volkswagen où un enfant s'acharne sur une pinata. De pinata, il est justement question en ce début d'après-midi du 5 mai 2013. La scène se passe au croisement de la 16ème rue et de Mission, un quartier assez pauvre où sont implantés des artistes et une importante communauté américano-mexicaine. Des douzaines de policiers sont rassemblés près d'un arrêt de bus, mais cette fois-ci, la manifestation, une "Anti-Gentrification Block Party", fait dans la symbolique. Pour protester contre la hausse du coût de la vie et la pression immobilière, des habitants et des activistes se sont donnés rendez-vous pour frapper une pinata aux couleurs d'un Google Bus.
Tous les jours les Google, Apple, et autres Facebook transportent en effet dans des navettes de luxe climatisées avec Wi-Fi, quelques 17 000 employés vers leur lieu de travail, dans la Silicon Valley, au sud de San Francisco. Problème, pour les manifestants les "Google Bus" utilisent les arrêts de bus de la ville sans jamais payer de frais de stationnement.
"Got on that Google bus, avoid the traffic rush"
Ce jour-là l'atmosphère était (presque) bon enfant. Mais au fil des mois, les positions vont se durcir, notamment face à l'inertie des responsables de l'industrie high-tech qui ne semblent pas voir où est le problème. Ils justifient l'existence des "Google Bus" et de leurs déclinaisons par des motifs liés au respect de l'environnement. Quelques centaines de navettes polluant moins que des milliers de voitures perdues dans les embouteillages. Ce qui n'empêche pas les "Google Bus" d'être tournées en dérision dans des vidéos postées sur YouTube (aussi en espagnol) et dont les musiques sont même en vente sur iTunes.
En décembre 2013, du côté d'Oakland, de l'autre côté de la baie de San Francisco, les évènements prennent une tournure plus dramatique. Un "Google Bus" est assailli par des manifestants. Les Googlers restent sagement à l'intérieur avec leurs casques sur les oreilles ou à pianoter sur leur laptop derrière des vitres teintées. Mais justement l'une de ces vitres est brisée par les assaillants. Google aurait depuis engagé du personnel de sécurité pour protéger ses collaborateurs.
"Et le cofondateur de Kleiner Perkins Caufield and Buyers dérapa..."
Les blocages de navettes se multiplient. Les esprits s'échauffent, parfois jusqu'à en perdre totalement la raison. Dans le Wall Street Journal, Tom Perkins, cofondateur de Kleiner Perkins Caufield and Buyers, l'un des principaux fonds de capital-risque de la Silicon Valley compare les activistes qui s'en prennent (symboliquement) aux (nouveaux) riches de San Francisco aux nazis lors de la Nuit de Cristal en 1938. Sur Twitter, Kleiner Perkins Caufield and Buyers se désolidarise logiquement de ces propos.
Pour tenter de calmer le jeu le 21 janvier 2014 la San Francisco Municipal Transportation Agency vote à l'unanimité la mise en place d'un programme d'expérimentation de 18 mois pendant lesquels la quinzaine de sociétés Internet qui utilisent les arrêts de bus de la ville devront payer un dollar à chaque fois que leurs navettes s'y arrêteront. A raison de 100 000 dollars par société concernée, la ville de San Francisco estime que cette mesure devrait lui rapporter près d'1,5 million de dollars.
"Un dollar par bus, c'est une plaisanterie!", explique à l'agence Reuters Cynthia Crews, porte-parole de la San Francisco League of Pissed-Off Voters (ce que l'on peut traduire par la "Ligue des électeurs mécontents"). Au rythme où vont les choses le combat contre la "gentrification" de San Francisco, cet embourgeoisement qui ne dit pas son nom, a encore quelques beaux jours devant lui. A moins qu'il ne soit déjà tout simplement trop tard et que San Francisco ne s'abandonne définitivement aux nouveaux millionnaires de la Silicon Valley...