En vingt-deux ans, près de 10 millions de tonnes de déchets industriels toxiques ont été enfouies illégalement dans la région de Naples, avec l’aide de la mafia locale, la Camorra. Erigé en urgence nationale, le scandale de la Terra dei fuochi est devenu un symbole dévastateur des blocages italiens.
Padre ! Padre ! » Un gamin en anorak se jette dans les bras de don Patriciello. Un sourire se peint sur le visage du curé anti-Camorra. Fier de cet élan spontané de reconnaissance. Il y a de quoi. Dans ce quartier populaire du Parco Verde, à Caivano, au cœur du « triangle des poisons », où la Camorra a enseveli pendant vingt-deux ans quelque 10 millions de tonnes de déchets toxiques, il faut une bonne dose de courage pour ne pas baisser les bras. Le curé de San Paolo Apostolo de Caivano, padre Maurizio Patriciello, n’en manque pas. En quelques mois, l’auteur du « Vangelo dalla Terra dei fuochi » (« L’Evangile de la terre des feux ») est devenu le symbole de la lutte contre l’« écomafia » et ses complices en tout genre. C’est en partie grâce à lui que le scandale du trafic des déchets, à l’ombre du Vésuve, a fini par éclater après vingt ans d’omerta.
« Oui, la situation est critique en Campanie, et spécialement dans la province de Caserte, depuis plusieurs années. L’assainissement des terrains est une priorité, mais Naples n’est pas une ville assiégée encerclée de feux, explique aux “Echos” le maire de Naples, Luigi De Magistris. Il n’y a plus d’incendies de déchets dans la ville… » Depuis la couverture de « L’Espresso » du 21 novembre, titrée « Bevi Napoli e poi muori » (« Bois l’eau de Naples et meurs »), cet ancien magistrat de quarante-six ans – élu il y a deux ans et demi sur les listes du mouvement Italie des valeurs du juge Di Pietro – s’insurge contre les risques d’amalgames. Il a même réclamé 1 milliard d’euros de dommages-intérêts au magazine du groupe De Benedetti pour son « titre diffamatoire ». Selon l’enquête de l’hebdomadaire, un rapport commandité par le commandement de l’US Navy en vue d’assurer la sécurité des troupes américaines et de leurs familles, basées autour de Naples, conclut à la présence de « risques inacceptables pour la santé ». Après plusieurs prélèvements réalisés entre 2009 et 2011 dans les provinces de Naples et de Caserte, le rapport n’exclut pas que les déchets toxiques enfouis illégalement depuis trente ans aient pu contaminer l’eau de Naples et de sa région. Transmis aux autorités italiennes il y a plusieurs mois, le rapport de l’US Navy a détecté la présence de niveaux de plomb, de nickel et de naphtalène inacceptables et même des traces de dioxine et d’uranium (sous le seuil de risque toutefois) dans un tiers des foyers contrôlés et dans les nappes phréatiques. « Faux : l’eau de Naples est pure et hypercontrôlée », tempête Luigi De Magistris. Mais il n’en reconnaît pas moins l’existence d’une menace réelle à l’échelle de la région. « Le problème du passé existe. Nous devons l’éliminer, autrement il restera toujours cette tache de la Terra dei fuochi qui ruinera notre image », reconnaît le maire de la cité, qui vient d’être rétrogradée au dernier rang (107e) des villes italiennes en termes de qualité de vie, juste derrière Tarente et Palerme, selon le classement du « Sole 24 Ore ».
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« Nous avons été trompés pendant des années. Les entreprises du Nord nous ont envoyé leurs déchets industriels, qui ont été illégalement mélangés par la Camorra avec les détritus urbains », s’indigne don Patriciello. « C’est vrai : le problème est ancien. Mais, jusqu’ici, on ne pouvait pas parler. C’est la récente publication des déclarations des repentis qui change la donne », estime le prêtre anti-Camorra, qui a organisé une marche de 100.000 personnes dans le centre de Naples. Tout est parti de la levée du secret sur les confessions chocs du camorriste Carmine Schiavone (membre éminent du clan des Casalesi), obtenue sous la pression du mouvement Cinque Stelle (M5S) de Beppe Grillo, l’été dernier. Dans ses déclarations à la commission anti-mafia, publiées avec seize ans de retard, l’ancien boss des Casalesi raconte dans le détail comment les déchets industriels toxiques ont été enfouis pendant des années avec la complicité des maires de 106 communes, « de quelque couleur politique que ce soit », tout en pronostiquant que les habitants des communes concernées auront « peut-être vingt ans de vie ».
Confessions de repentis
Exagération d’un super-repenti ayant reconnu avoir commandité l’assassinat de quelque 500 personnes ? La question de la Terra dei fuochi (terme vulgarisé par Roberto Saviano dans son roman accusateur « Gomorra » paru en 2006 et faisant référence aux décharges à ciel ouvert, régulièrement incendiées par les camorristes) est en tout cas revenue au centre du jeu politique italien. La récente arrestation, le 10 décembre, de Cipriano Chianese, un avocat de soixante-deux ans affilié au clan des Casalesi, a fait l’effet d’une bombe à Casal di Principe, l’un des fiefs de la Camorra, au nord-ouest de Naples, où les forces de l’ordre ne s’aventurent qu’avec précaution. Même s’il n’en est pas à sa première arrestation, l’incarcération de celui qui est considéré comme le « cerveau » et l’inventeur du trafic de déchets industriels entre le nord du pays et la Campanie est un signal fort. C’est lui qui est tenu pour responsable de la gestion de la décharge Resit de Giugliano, véritable « bombe écologique » avec ses 341.000 tonnes de déchets toxiques provenant en partie de l’Acna di Cengio, entreprise chimique du Piémont. L’épicentre du désastre, aujourd’hui sous surveillance militaire, est l’immense décharge de Taverna del Re, à 25 kilomètres au nord de Naples, où les énormes pyramides d’« écoballes » (6 millions de « meules » de déchets initialement destinés aux incinérateurs) s’entassent jusqu’à 12 mètres de hauteur.
VIDEO – Lorenzo Mazzeo (avocat napolitain) : « La mafia y gagne par deux fois »
Selon un récent rapport de l’association environnementale Legambiente, au moins 443 entreprises, en majorité du centre et du nord de l’Italie, ont déversé près de 10 millions de déchets industriels (d’Acna di Cengio ou Enichem…) depuis 1991, au moyen de 411.000 poids lourds qui ont traversé la péninsule. La plus importante association écologique italienne dresse le bilan détaillé des 82 enquêtes pour trafic de déchets (aux noms exotiques : « Dirty Pack », « Ecoboss », « Black Hole »…), qui se sont traduites par 1.800 plaintes et 915 ordonnances de détention préventive. « Les responsabilités sont énormes et découlent des rapports entretenus entre l’industrie du Nord, la Camorra et la politique depuis la fin des années 1980 », conclut Rossella Muroni, directrice générale de Legambiente.
Luigi De Magistris, maire de Naples : « Naples n’est pas une ville encerclée de feux toxiques »
Les conséquences de ce système « écomafieux » sont lourdes. La corrélation directe entre le trafic des déchets et l’augmentation des tumeurs (poumon, sein, foie…) dans la région de Naples reste difficile à prouver. Mais, pour l’oncologue Antonio Marfella (Istituto Pascale di Napoli), elle ne fait pas de doute. Officiellement, si le ministère de la Santé reconnaît que le taux de mortalité pour cause de cancer est supérieur en Campanie à la moyenne nationale (299 pour 100.000 habitants) (1), il estime qu’il n’y a pas de lien direct « avec la situation des déchets ». Mais, selon les enquêtes locales, certaines pathologies (cancer du côlon ou du foie…) seraient en hausse de 80 % à 300 % depuis 2008 dans les localités les plus exposées, telles que Frattaminore, Acerra ou Giugliano.
En guise de riposte d’urgence, le gouvernement d’Enrico Letta a adopté, le 3 décembre, un nouveau décret-loi Terra dei fuochi visant à mettre fin à trente ans d’inertie et d’omerta. Pour la première fois, un nouveau « délit de combustion illicite des déchets » vient d’être créé, autorisant les préfets à mobiliser des forces militaires pour mieux contrôler le territoire. Le dispositif prévoit de repérer les terrains contaminés dans un délai de cent cinquante jours, le ministre de l’Environnement ayant évoqué le déblocage de 600 millions d’euros en vue de leur assainissement. « Pour la première fois, les institutions nationales affrontent l’urgence de la Terre des feux », se félicite Enrico Letta. « La création d’un délit autonome est positive, mais le décret reste lacunaire sur les sanctions et les ressources », regrette toutefois le maire de Naples. « C’est un premier pas significatif, mais il faudra dégager les ressources financières nécessaires pour la surveillance et la prévention », renchérit Venanzio Carpentieri, le maire démocrate de Melito di Napoli. Sur sa commune, cet élu envisage d’expérimenter l’utilisation de minidrones en vue de surveiller les décharges et les chantiers abusifs.
VIDEO – Luca Ferrari, restaurateur napolitain : « le problème des terres agricoles polluées nous préoccupe »
Première décharge d’Europe
Faute de signal fort, l’effet Terre des feux menace aussi d’avoir un impact désastreux sur l’industrie agroalimentaire régionale (5 milliards d’euros de revenus par an et 65.000 salariés). « L’eau de Naples n’est sûrement pas pire qu’ailleurs, mais on ne peut pas en dire autant pour la mozzarella “di bufala” de Caserte », estime, par exemple, le restaurateur napolitain Luca Ferrari. Il préfère désormais s’approvisionner à Battipaglia, près de Salerne, là où les producteurs locaux bercent leurs bufflonnes avec de la musique classique. De fait, après la découverte d’injections de doses massives de vaccins pour masquer la présence de brucellose dans certains troupeaux, les éleveurs de Caserte, qui représentent 75 % de la production nationale de mozarella, ont vu leurs ventes chuter de 35 % à 40 %. Et certains Napolitains de souche ne cachent pas désormais leur préférence pour les pommes du nord de l’Italie.
Avant même son élection à la tête du Parti démocrate, le 8 décembre, le nouveau champion de la gauche italienne, Matteo Renzi, avait promis de réserver sa première tournée sur le territoire à ce que certains commencent à appeler le « Fukushima italien ». Il s’y rendra vendredi pour mesurer l’étendue des dégâts. Il y va de sa crédibilité sur le terrain de la lutte contre le crime organisé. La question de la Terra dei fuochi devient un enjeu national. « La région de Naples est devenue la première décharge industrielle illégale d’Europe. Nous sommes devenus le réceptacle des déchets toxiques d’entreprises italiennes, mais aussi allemandes et suisses », s’insurge le professeur Antonio Marfella, qui reste sceptique sur l’impact concret du décret Letta. « Le vrai problème n’est pas la gestion des déchets urbains, mais surtout la lutte contre l’évasion fiscale, qui a favorisé l’extension des décharges sauvages. » D’autres, comme l’avocat napolitain Lorenzo Mazzeo, n’excluent pas que la Camorra réussisse encore à s’infiltrer dans les appels d’offres pour l’assainissement des terrains. « Même la tombe de Scipion l’Africain, à Lago Patria, a été recouverte de détritus », se désole le restaurateur Luca Ferrari. « Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os », disait l’épitaphe du général romain. Aujourd’hui, ses lointains descendants ont l’occasion de lui prouver le contraire.
Pierre de Gasquet
Envoyé spécial à Naples
(1) http://www.registri-tumori.it/PDF/AIOM2012/I_numeri_del_cancro_2012.pdf