Article publié par mis à jour le : 5 août 2019
etCes Dieux lointains et étranges qui ne sont pas morts aujourd’hui par Dave Evans.
Ce qui suit est une version adaptée/condensée d’un chapitre de mon Mémoire de MA sur Crowley et ses amis, provisoirement intitulé « Dieux lointains et étranges qui ne sont pas morts aujourd’hui » : Aleister Crowley et une synthèse de la Magicke du XXe siècle 1, (toutes mes excuses pour le titre académique ronflant). Mon Mémoire sera, je l’espère, consultable dans son intégralité, et probablement en téléchargement libre, sur mon site fin septembre 2001.
Dave Evans
Prochainement ex-étudiant du Département d’Histoire de l’Université d’Exeter, Royaume-Uni.
** L’ouvrage est actuellement disponible en librairie sous le titre Aleister Crowley and the 20th Century Synthesis of Magick : Strange Distant Gods That are Not Dead Today, édité par Hidden Publishing (2eme édition révisée, 2007).
Dès son adolescence, Crowley fut un alpiniste de premier ordre 2 et avait pratiquement atteint le niveau de Grand Maître aux échecs 3. Il nous paraît ironique que deux disciplines nécessitant autant de concentration et de clairvoyance n’aient pas eu de répercussion sur son comportement dans le monde au sens large. Peut-être était-ce à cause de son ‘âme de poète’, puisqu’il se considérait comme le disciple de Shelley 4. Ils avaient, en effet, beaucoup en commun :
« La chimie et la magie fusionnaient naturellement dans l’esprit de Shelley, le pont étant l’alchimie…(de la même manière) Crowley passa l’Examen Spécial de Chimie à Cambridge avant de se laisser guider à travers l’alchimie jusqu’à son absorption dans la magie » 5
Shelley fut renvoyé d’Oxford pour athéisme et parce qu’il était une calamité publique, Crowley a également été menacé d’expulsion, mais la procédure n’a jamais eu le temps d’aboutir. Lors de ses dernières années à l’Université, Crowley reçut enfin l’héritage de la brasserie familiale. Il choisit alors de ne pas poursuivre ses études académiques et commença une période de débauche, d’études intenses et de voyages, établissant des records d’escalade sur plusieurs des sommets les plus stimulants du monde.
Entre deux voyages, Crowley effectuait de brefs retours en Angleterre, et à l’occasion d’une de ses visites il épousa Rose Kelly 6. Leur lune de miel fut particulièrement prolongée puisqu’ils partirent plusieurs mois explorer l’Extrême Orient. Leur voyage se termina en Égypte où ils séjournèrent à partir de mars 1904. C’est là-bas, le mois qui suivi, que Crowley reçu le Livre de la Loi ou Liber AL 7 (auquel nous nous référerons ci-après sous le nom de AL), qui deviendra la pierre angulaire incontestable de sa philosophie magicke. Selon Crowley, l’AL lui a été dicté en avril 1904, en trois jours, par une “entité supra-humaine” nommée Aiwass 8, alors qu’il était dans un état de conscience modifié. Cette entité lui présenta une série de figures divines.
Thélème est un concept central de l’AL. Il s’agit d’une philosophie qui a été constamment incomprise et incorrectement interprétée comme étant « fais ce que tu voudras », à savoir, comme un permis d’immoralité et d’hédonisme, sans souci des conséquences. Aux yeux de Crowley, c’était en réalité l’opposé, et une voie morale bien plus difficile et noble, puisqu’agir selon sa propre volonté (‘what thou wilt’) impliquait de choisir la meilleure voie spirituelle et morale au travers des décisions quotidiennes auxquelles on est confronté. Ceci impliquant une grande perspicacité, une grande intuition et un dur labeur. La citation qui ouvre le Mémoire complet est ainsi expliquée : ‘Do what thou Wilt shall be the whole of the Law’ (’Fais ce que tu veux sera le tout de la Loi’) signifie que la poursuite et la réalisation de la Volonté vraie est la tâche la plus élevée et la plus significative pour soi. La formule corollaire par laquelle Crowley terminait ses rituels et ses lettres est ‘Love is the Law, Love under Will’ ( ‘L’Amour est la Loi, l’Amour sous la Volonté‘), qui renforce la première formule et induit le concept mystique d’Amour crowleyen, dans son sens le plus élevé, comme référence à toute action. Toute la magicke de Crowley après 1904 tournait autour de ce concept : la poursuite de la Volonté vraie, devenant la ‘quête du Graal’ de l’âge magick moderne.
Les preuves existent que la foi de Crowley en sa propre infaillibilité n’allait pas tout à fait aussi loin qu’il y paraît, du moins pas en 1904. Il semblerait que l’AL ne lui ai pas été dicté lors des trois jours à dater du 8 avril, mais en fait une semaine auparavant. Crowley était vraisemblablement conscient du ridicule que ne manquerait pas de susciter une nouvelle religion dont le point de départ est un Poisson d’avril 9. Il modifia donc discrètement la date. En tant que « système entièrement nouveau », Thélème a certainement de nombreux points communs avec la notion rabelaisienne du XVIe siècle de ‘fay ce que voudrais’ 10, à savoir « fais ce que tu voudras ». Thélème est le lieu géographique où Rabelais avait situé son abbaye imaginaire 11, et dans les années 1920 Crowley appela son ’état-major ’ magicke basé en Sicile, l’Abbaye de Thélème. Crowley possédait certainement du Rabelais en 1902 12, mais il avait décidé que ces similitudes n’étaient en rien du plagia, que Rabelais avait été un des premiers prophètes du Nouvel Aeon, et que lui (Crowley) réalisait simplement la prophétie grâce à son émulation 13. L’abbé calabrais Joachim de Fiore (1131-1202) voyait l’histoire du monde comme une allégorie biblique, constituée de trois étapes successives, un aspect de la Sainte Trinité présidant chacune d’elles. Le Patriarche, qui régna sur un âge de peur et d’obéissance et qui prit fin avec la venue du Christ ; le Fils qui régna sur un âge de foi et d’apprentissage de 00 AD jusqu’au temps présent (XIIe siècle). Joachim cru que l’avènement de l’âge final, celui du Saint Esprit, était imminent en 1200, et que l’accomplissement de la liberté spirituelle et de l’amour devait voir le jour en l’espace de quelques générations. La ressemblance avec les Trois Aeons et les Trois Souverains du Liber AL est frappante ; peut-être que Fiore s’est simplement trompé de 700 ans ?