Depuis 2001, sous les auspices de la FAO, la date du 1er juin a été proclamée Journée mondiale du Lait. D'habitude, cette célébration du blanc liquide passe complètement inaperçue. Cette année, au moins en France, le très puissant lobby laitier, regroupé sous l'appellation Syndilait (25 milliards d'euros de chiffre d'affaires), a décidé de s'en saisir, et d'organiser une vaste campagne d'information.
Avec notamment des opérations portes ouvertes dans les usines de produits laitiers, la diffusion de brochures vantant "les qualités nutritionnelles de cette boisson incontournable", et "de nouvelles idées originales pour consommer le lait". C'est qu'en effet la situation est grave et qu'il y a... Le feu au lait. Lequel est de plus en plus boudé par les consommateurs (-13% en volume depuis l'an 2000).
Et ses vertus alléguées font l'objet d'une suspicion grandissante - une méfiance alimentée par un nombre croissant de médecins, et par des travaux de recherche dont les résultats ne collent pas bien avec le fameux slogan de ces produits laitiers longtemps considérés comme "nos amis pour la vie".
"Pour être solides, forts, vigoureux..."
En 1954, en lançant une gigantesque distribution de lait dans les établissements scolaires, le chef du gouvernement, Pierre Mendès France, avait lancé aux écoliers cette bienveillante injonction : "Pour être studieux, solides, forts et vigoureux, buvez du lait !" Aujourd'hui, aucun gouvernement ne se risquerait plus dans une pareille opération, qui déclencherait illico des procès pour atteinte aux libertés individuelles, voire pour... empoisonnement - compte tenu du développement fulgurant des allergies, par exemple aux protéines de lait de vache.
L'humain est la seule espèce de mammifère qui prend le lait d'une autre espèce, et le boit jusqu'à l'âge adulte : il a tout faux !", assure le professeur Henri Joyeux, de l'Institut du Cancer de Montpellier.
A l'Institut Pasteur de Lille, le docteur Jean-Michel Lecerf résume : "Le lait n'est pas un aliment comme les autres, car il cristallise toutes les passions et peurs alimentaires", au point d'être "l'objet de nombreux refus irrationnels, même s'il est depuis longtemps démontré qu'une consommation normale de produits laitiers est globalement favorable à la santé".
L'épidémiologiste Philippe Froguel, lui aussi à l'Institut Pasteur de Lille, affirme :
Dans les célèbres préconisations du PNNS [Programme national Nutrition Santé, NDLR], autant le conseil de manger des fruits et légumes peut se justifier, autant celui d'absorber chaque jour trois produits laitiers constitue de la pure propagande en faveur du lobby, car cela ne repose sur aucune base scientifique."
Pour obtenir le prix Nobel...
Cela malgré une récente tentative, aussi comique que désespérée, de réhabiliter le lait comme un facteur favorisant... l'obtention du prix Nobel. L'an dernier, la revue "Practical Neurology" comparait, dans une liste de 22 pays, le nombre de Nobel (pour 10 millions d'habitants) et l'absorption de lait (en kilos par personne et par an). Résultat : la Suède et la Suisse, avec leur consommation de plus de 300 kg/an, s'adjugeaient les deux premières places, tandis que la Chine, avec ses malheureux 22 kg de lait, arrivait dernière.
Dans le même registre (la science peut tout prouver par l'absurde), mais au désavantage du lait cette fois, un article de l'"European Heart Journal" a soutenu que "le fait d'y ajouter un nuage de lait annihile le bénéfice du thé, en matière de prévention des maladies cardio-vasculaires".
Les rapports entre l'homme et le lait constituent une histoire complexe. Nourriture indispensable pour les petits mammifères, qui possèdent seuls la capacité de le digérer, le lait est normalement déconseillé aux adultes. Mais, dit Philippe Froguel, "une sorte de tolérance s'est développée parmi les tribus d'éleveurs de certaines régions du monde, il y a environ 10.000 ans".
Au nord, oui. Au sud, non
On a même assisté à un phénomène de coévolution entre les hommes et les vaches : les hommes consommateurs de lait ont sélectionné les vaches qui en produisaient le plus. Tandis que la consommation quasi obligatoire de produits laitiers a éliminé les humains incapables de s'en contenter. Le phénomène ne s'est toutefois pas produit partout et, dit Philippe Froguel, "en Europe il subsiste un fort gradient entre le Nord des buveurs de lait et le Sud, qui ne le supporte pas faute de pouvoir le digérer. Le nord et le sud de la seule Italie affichent sur ce point un contraste particulièrement frappant".
Bref, au nord, les humains ont conservé dans leurs intestins la présence de la lactase, l'enzyme des nouveau-nés qui permet de métaboliser le lactose - le sucre du lait. Au sud, ils doivent, après l'enfance, se contenter de manger des fromages et des yaourts, d'où le lactose a disparu. Encore faut-il bien s'entendre sur ce qu'est un yaourt : un vrai, fermenté à l'ancienne. Et non pas l'une de ces contrefaçons industrielles, dans lesquelles on a ajouté de la poudre de lait - bourrée de lactose -, sous prétexte d'obtenir davantage d'onctuosité.
Pour enrayer la chute des ventes, et conquérir de nouveaux marchés dans les pays du Sud intolérants faute de lactase, les fabricants de lait se sont bien sûr, depuis quelques années, attaqués au problème de ce lactose gênant, en produisant de blancs breuvages qui en contiennent le moins possible.
Les laits végétaux : un "marketing habile"
D'autres - surfant sur la vague de cette "mode de dénigrement du lait" que déplore le docteur Marie-Claude Bertière, nutritionniste au centre de recherche de l'industrie laitière, le Cerin - proposent même des "laits" qui n'en sont pas du tout : laits de soja, d'amande, ou même de noix de coco. Lesquelles boissons végétales sont parfois infligées à des enfants en bas âge, et ce par des parents doctrinaires anti-lait, avec des effets sanitaires évidemment désastreux que dénonce le professeur Patrick Tounian, de la Société française de Pédiatrie. Ces produits, qui ne contiennent aucun des nutriments indispensables aux enfants, font hélas l'objet d'un "marketing habile"... Et quasi criminel.
Le lait contient bien sûr beaucoup d'autres ingrédients que le lactose. Dont de précieuses protéines animales, ainsi que du calcium. Et il contient aussi - "pour des raisons évidentes", dit Philippe Froguel, puisqu'il est destiné aux petits qui doivent grandir - des "facteurs de croissance".
L'Anses (Agence nationale de Sécurité sanitaire) s'est, dans un volumineux rapport publié en 2012, penchée sur ces "molécules qui agissent notamment sur la croissance des cellules, leur différenciation et leur métabolisme".
Croissance des tumeurs cancéreuses
Problème : les facteurs de croissance ne peuvent pas être retirés des produits laitiers. Ils subsistent dans les fromages fermentés, même pasteurisés ou aussi transformés qu'on voudra. Ils conservent leur activité biologique, et sont ainsi absorbés par des adultes qui n'ont plus aucun besoin de grandir, ni de différencier leurs cellules. D'où la question qui tracasse beaucoup de chercheurs : ces facteurs de croissance ne risquent-ils pas, le cas échéant, de faire croître les tumeurs cancéreuses ?
La chose est malheureusement avérée depuis 2012, au moins en ce qui concerne le cancer de la prostate – lequel frappe statistiquement davantage les hommes restés grands buveurs de lait jusqu'à l'âge mûr. Dans son rapport de 2012, à propos du principal suspect – le facteur de croissance dit "IGF-1" -, l'Anses concluait que sa "contribution au risque de cancer, si elle existe, est faible".
Voici qui n'est guère rassurant quand on sait que, actuellement, l'Agence se refuse à communiquer toute nouvelle conclusion actualisée concernant les produits laitiers, leurs avantages et leurs inconvénients. Les anciennes données sont qualifiées d'"obsolètes", et les nouvelles sont "en cours d'analyse", dans l'attente de leur publication à une date non précisée.
Bon pour les os ?
Le risque de cancer n'est pas seul en cause et certains suspectent la consommation laitière de favoriser ou d'aggraver des affections variées, depuis la migraine jusqu'à la maladie de Parkinson, en passant par les rhumatismes. On a aussi remarqué que la Finlande, premier consommateur de lait au monde, détient aussi le record du diabète de type 1.
Reste la fonction calcifiante, réputée favorable au squelette, à la régénération osseuse, à la lutte contre l'ostéoporose, qui est également contestée - dans la mesure où il existe dans notre alimentation de nombreuses autres sources de calcium. Les "antilait" constatent d'ailleurs qu'il y a moins de fractures dans les pays asiatiques où l'on n'en consomme pas. Conclusion logique : si les Français abandonnent le lait, ils vont devoir aussi se convertir intégralement à la cuisine chinoise.
Fabien Gruhier - Le Nouvel Observateur