«Les hommes du califat ? Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des bêtes !» s’écrie Adar (1) en tordant nerveusement ses doigts sur sa robe de velours noir. La petite maison délabrée de Dohouk, au Kurdistan irakien où elle est réfugiée, donne sur une cour de terre battue, avec quelques poules déplumées, où les gamins jouent pieds nus, le visage couvert de mouches. C’est au moins un toit sur leur tête, avec l’hiver mordant qui est déjà là. Et surtout, c’est la liberté.

Adar dit avoir 35 ans, mais elle n’en est pas sûre, en fait elle n’a pas vraiment idée de son âge. Elle habitait avec sa famille dans un village du district de Sinjar, une région pauvre et aride où vit depuis des siècles la plus grande communauté yézidie d’Irak. Le yézidisme, sans doute l’une des premières religions monothéistes du monde, trouve ses racines dans la Perse ancienne, et ses fidèles prient face au soleil, symbole de la lumière divine. Mais depuis l’islamisation de la région au VIIe siècle, les yézidis ont été persécutés et considérés par les musulmans comme des adorateurs de Satan, à cause d’une interprétation erronée de leurs croyances. Cette communauté paisible était une proie idéale pour les fanatiques du califat, qui ont entrepris de détruire toutes les minorités locales…

Carte de situation Dohouk

Début août, les combattants de Daech (l’acronyme arabe de l’Etat islamique) déferlent sur Sinjar dans leurs SUV, équipés d’armes lourdes prises à Mossoul. Face à eux, des peshmergas (combattants kurdes) peu nombreux et mal armés, surpris par cette offensive éclair. Certains de leurs généraux désertent et les villageois se trouvent livrés en pâture aux jihadistes. Sous un soleil de plomb, des dizaines de milliers de yézidis fuient alors dans les montagnes. Elles deviendront, pour beaucoup, un tombeau.

«Riz moisi». Encerclés dans leurs villages, ceux qui n’ont pu s’échapper à temps seront exécutés ou capturés comme «butin de guerre». Adar raconte : «Les hommes de Daech ont entassé tous les habitants de mon village dans des bus à destination de la Syrie. J’étais enceinte de neuf mois, j’étais avec mon mari et mes cinq enfants. Nous sommes arrivés près d’Alep, et là-bas, ils nous ont enfermés dans une école, ils ont pris tous nos bijoux, notre argent, nos pièces d’identité. On nous donnait à manger du riz moisi et de l’eau sale à boire. Les hommes de Daech, avec parmi eux des étrangers aux cheveux longs, menaçaient de nous tuer si nous ne nous convertissions pas à l’islam. Terrorisée, j’ai accepté. Maisdans mon for intérieur, je récitais mes prières yézidies.»

En captivité, Adar accouche d’une petite fille. «Je l’ai baptisée d’un prénom kurde qui signifie "celle qui s’est enfuie"», sourit-elle. Le septième jour, les hommes et les femmes sont séparés, «ils ont emmené mon mari et mes fils aînés». Les femmes sont envoyées à Mossoul, dans une maison derrière une grande mosquée. «Nous avons demandé où étaient nos hommes, les geôliers nous ont répondu qu’ils les avaient tués et enterrés au bulldozer. Puis ils nous ont à nouveau triées, les femmes mariées d’un côté et les jeunes filles de l’autre. J’ai donné mon bébé à ma nièce, pour faire croire que c’était le sien. Mais cela n’a pas marché. Ils avaient fait venir une docteur de Tal Afar pour vérifier que les filles étaient vierges.»

Esclaves. «Des hommes venaient par groupe de dix ou quinze pour choisir des filles, ils disaient qu’ils allaient les garder pour eux et ensuite les revendre. Leurs chefs sont passés les premiers et ont choisi les plus belles. Les femmesse frottaientle visage avec du charbon pour cacher leur beauté et elles ne prenaient pas de bains pour être sales. Mais cela ne servait à rien. Ils emmenaient même des fillettes de dix ans.» Adar raconte, en larmes, comment, le quatrième jour, on lui a arraché sa fille aînée : «Elle s’agrippait à ma robe en pleurant… Ils l’ont emmenée de force… Les filles qui avaient été choisies hurlaient, ils les traînaient par les cheveux, certaines appuyaient l’arme de leurs geôliers sur leur front en demandant qu’on les tue… L’une d’elle a demandé la permission d’aller aux toilettes. Là, elle s’est pendue avec son voile à un crochet de métal.» Quelques jours plus tard, deux adolescentes sont ramenées dans le bâtiment, «elles nous ont dit ce qu’ils leur avaient fait, que c’était des monstres, elles voulaient se tuer dès qu’elles en auraient l’occasion».

Dans une culture où la virginité des filles est considérée comme l’honneur d’une famille, les fanatiques s’acharnent sur les jeunes yézidies. «C’est simple, ils ont violé quasiment toutes les femmes, raconte une jeune activiste de Dohouk. Leur but était de ne laisser aucune fille vierge, et ils ont pris aussi les femmes mariées qui leur plaisaient.» Elle a enregistré de nombreux témoignages d’anciennes «esclaves», toutes traumatisées.

Un long travail de documentation des crimes de l’Etat islamique a été entrepris par plusieurs organisations. Le gouvernement kurde entend faire reconnaître un jour le génocide des yézidis devant la Cour pénale internationale de La Haye. Dans son magazine de propagande, Dabiq, l’Etat islamique, lui, se targue d’avoir mis en esclavage ses prisonniers : «Les yézidis sont vendus par nos soldats, tout comme les infidèles étaient vendus par les compagnons du Prophète.»

Adar parviendra à s’échapper avec ses enfants. Après Mossoul, elle est emmenée dans un village près de Tal Afar, où les femmes sont enfermées dans des maisons chiites désertées. Là-bas, les hommes viennent à nouveau se servir. «Un soir, nous avons décidé de nous évader, la porte était ouverte, il n’y avait pas de gardes.» Commence alors une fuite éperdue, avec six autres femmes et une dizaine d’enfants : «La nuit, on marchait, la journée, on se cachait dans des vallées. On a croisé un campement de nomades arabes, ils tiraient des balles au-dessus de nos têtes. Ils nous ont dit de déguerpir sinon ils nous ramèneraient à Daech. On a supplié leurs femmes de nous donner de l’eau pour nos enfants. Elles ont accepté et nous sommes reparties.» Les femmes se relaient pour porter les petits. Le troisième jour, elles arrivent dans la montagne et seront secourues, mais l’un des enfants, épuisé et malade, agonise. Adar essuie ses larmes. «Nous sommes toujours sans nouvelles d’une vingtaine de personnes de notre famille.»

Réchaud. Hana (1), elle, dort dans un grand bâtiment en construction, ouvert aux quatre vents. Un abri de fortune pour quelques dizaines de familles, dans cette région où survivent désormais plus de 500 000 déplacés. Bientôt, les travaux doivent reprendre dans le bâtiment et les familles devront se trouver un autre toit. Des camps de tentes ont été montés dans les faubourgs de la ville de Dohouk, mais ils accueilleront en priorité les déplacés hébergés dans les écoles, afin d’assurer la rentrée scolaire. Dans l’abri d’Hana, une bâche en plastique fait office de mur, un tapis a été jeté au sol, et un petit réchaud lutte avec le froid glacé de la nuit.

Hana a 16 ans. La semaine dernière, elle a voulu sauter du dernier étage du bâtiment, mais son oncle est arrivé à temps. Une heure après, elle se jetait sous les roues d’une voiture. Elle a été récupérée couverte de sang et de boue. Hana venait d’apprendre que son grand frère avait été exécuté par les soldats de l’Etat islamique. Un voisin de son quartier avait posté la photo sur Internet. On y voit le jeune garçon allongé sur le sol, les mains attachées dans le dos, la tête dans une mare de sang. «Je le vengerai», murmure-t-elle. Elle porte une robe et un voile noirs, la tenue de deuil.

«Le 3 août, un ami yézidi nous a prévenus que Daech encerclait notre village, raconte-t-elle. Cela ne servait à rien de fuir dans la montagne. Nous avons attendu, terrés dans notre maison. Ils sont entrés, ils ont emmené mon grand frère. Ma mère et moi, ils nous ont fait monter avec d’autres prisonniers dans un bus jusqu’à Tal Afar. Là-bas, on nous a mis dans une école, il n’y avait que des femmes, c’était bondé. Ils ont mis les filles de 10 à 30 ans à part. Je les suppliais de me laisser avec ma mère, mais ils répondaient : "On vous emmène dans un meilleur endroit."» Elles sont emmenées en bus à Mossoul. «On nous a enfermées dans une grande maison. Le premier jour, leur chef est venu avec quatre hommes. Ils ont choisi les plus belles filles, et même une femme mariée qui avait un petit garçon. La maison était entourée de gardes, il était impossible de s’enfuir. Ensuite, on nous a vendues à un autre chef. J’étais enfermée dans une maison avec cinq filles, les hommes venaient nous violer le soir. Puis, j’ai appris qu’on allait me revendre à un Syrien.»

Griffes. Hana décide de s’enfuir avec une amie. «Nous avons volé un portable qui chargeait dans la cuisine et nous sommes parties en courant dans les bois pendant que les hommes dînaient. Ils nous ont tiré dessus, mais nous avons continué, nous avons couru toute la nuit. Nous étions poursuivies par une meute de chiens errants, ils étaient attirés par l’odeur des cadavres qui pourrissaient dans les villages.» Les jeunes filles finissent par atteindre les montagnes et sont secourues par un chef de leur communauté.

Depuis deux mois, le gouvernement du Kurdistan irakien tente de sortir les yézidis des griffes de l’Etat islamique. Il aurait déjà dépensé 1,5 million de dollars (1,2 million d’euros) pour récupérer 250 prisonniers, hommes, femmes et enfants, souvent grâce à l’aide de tribus arabes sunnites. Dans son bureau de Dohouk, un fonctionnaire, qui souhaite rester anonyme, assure : «Nous n’avons pas de contact direct avec Daech, nous payons des intermédiaires. Parfois, lorsque des femmes parviennent à s’enfuir, nous envoyons aussi quelqu’un pour les ramener ici en sécurité. Notre seule priorité, c’est de les sauver.» Il resterait encore entre 2 000 et 3 000 yézidis esclaves du califat.

(1) Les prénoms ont été changés.

Célia MERCIER Envoyée spéciale à Dohouk (Kurdistan irakien)