Depuis le début de l'opération Sentinelle déclenchée à la suite des attentats de janvier 2015 pour sécuriser les sites sensibles, nous nous sommes progressivement habitués à la présence permanente de militaires en faction ou patrouillant sur notre territoire, notamment en milieu urbain. Cette opération, renforçant le plan Vigipirate déjà en vigueur, a consolidé l'engagement des militaires dans le cadre des opérations intérieures face à une menace avérée: le terrorisme. La décision annoncée mercredi 20 mars 2019 de mobiliser l'opération Sentinelle pour protéger des bâtiments officiels face au mouvement des gilets jaunes marque un tournant en conférant aux militaires une mission de maintien de l'ordre public face à un mouvement social dont les actions, même violentes, ne sont pas juridiquement qualifiées de terroristes. Elle démontre de plus l'inefficacité des mesures mises en œuvre jusqu'à présent (dont les interpellations préventives) et la persistance du gouvernement à refuser d'envisager une réponse politique à un mouvement social qualifiable de majeur.
Ce que cette utilisation inattendue de nos militaires révèle, c'est une certaine assimilation, insidieuse et inavouée, entre la menace terroriste et celle provoquée par les gilets jaunes, dont les rassemblements sont perturbés par la présence d'éléments violents et incontrôlés adhérant ou pas au mouvement social. Une première étape avait déjà été franchie avec certaines dispositions contenues dans la loi visant à renforcer et à garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations, dont certaines dispositions s'inspirent de l'état d'urgence, comme l'interdiction de séjourner dans un périmètre défini. Une seconde l'est désormais avec l'emploi de militaires pour lutter, non plus contre une menace terroriste soudaine, mais face à un mouvement social qui, bien que provoquant des dégâts matériels incontestables, ne peut décemment être comparé à la première. Ces inspirations sont particulièrement dangereuses et inquiétantes, non seulement pour les libertés publiques, mais aussi pour ce qu'elles révèlent de la part d'un gouvernement qui n'hésite pas à détourner les outils de lutte contre le terrorisme pour tenter de mettre un terme au mouvement des gilets jaunes.
Ce ne sont pas simplement les casseurs qui sont visés, mais l'ensemble du mouvement social car la présence de militaires est de nature à dissuader de participer à des manifestations. Surtout, jusqu'où pourront aller ces militaires si un bâtiment public se retrouve menacé?
Ce ne sont pas simplement les casseurs qui sont visés, mais l'ensemble du mouvement social car la présence de militaires est de nature à dissuader de participer à des manifestations, et n'est pas sans rappeler certains épisodes de notre histoire (répression de la Commune en 1871). Mais surtout, jusqu'où pourront aller ces militaires si un bâtiment public se retrouve menacé? Pourront-ils faire utilisation de leurs armes contre une population qui, quoi que l'on en dise, reste profondément civile malgré les insinuations formulées par le gouvernement et le chef de l'Etat? Les conséquences seraient à n'en pas douter dramatiques.
Le 15 mars 2019, M. Castaner avait annoncé une réflexion sur un "changement de doctrine de maintien de l'ordre". Il semblerait que cette réflexion ait donné lieu à une évolution de la doctrine, non pas vers des modes de maintien de l'ordre plus flexibles et pacifiques –comme ceux employés par exemple en Allemagne (qui pratique la "désescalade")– mais vers un durcissement des modes d'action au risque de créer un climat de guerre civile. Le gouvernement alimente ainsi une logique de confrontation, involontairement, du moins faut-il l'espérer. En cherchant à dissuader les gilets jaunes par la présence de militaires, nos dirigeants ne feront qu'exacerber les extrémistes qui polluent leur mouvement social, en encourageant une logique d'affrontement dont la force publique sortira nécessairement gagnante sur le terrain. Il est difficile de dire si les groupes violents agissent dans le but de provoquer l'adoption de législations liberticides, entretenant ainsi le ressentiment envers l'Etat, ou si c'est ce dernier qui favorise l'adoption de telles législations afin d'accroître l'effet de lassitude de la population envers les gilets jaunes dans leur ensemble.
Emmanuel Macron n'ignore probablement pas les risques inhérents à une telle mesure, qui plus est lorsque l'Histoire montre que ce sont généralement les régimes les plus despotiques qui ont fait appel à l'armée afin de se maintenir au pouvoir.
La réponse par la force militaire ne répond pas plus à la problématique soulevée par les gilets jaunes que les autres mesures prises jusqu'à aujourd'hui, elle démontre l'incapacité de nos dirigeants à gérer cette crise malgré l'affichage médiatique des récents "limogeages" au sein de la Préfecture de police. Quoi qu'il en soit, si la violence sociale trouve son explication dans le sentiment de se battre contre un système sclérosé, dont les valeurs semblent s'éroder davantage de jour en jour, la violence étatique s'explique moins.
La France bascule progressivement dans un régime d'exception qui ne dit pas son nom. On sait que l'état de siège est le régime par lequel l'autorité militaire se substitue à l'autorité civile dans l'exercice des pouvoirs de police générale. Ce régime avait été utilisé contre des menaces intérieures dont la Commune de Paris.
Cette montée en intensité dans le recours à la force est des plus alarmantes. Faut-il rappeler que plus de 13.000 tirs de LBD ont été effectués depuis le début du mouvement des gilets jaunes, ainsi que le nombre de personnes gravement blessées par ces tirs ou par le jet de grenades type GLI-F4? La protection des biens ne doit sous aucun prétexte l'emporter sur le droit à la vie.
Aucune raison ne justifie qu'Emmanuel Macron associe l'image des militaires à son incapacité à résoudre la crise sociale actuelle par la médiation.
En ayant recours à l'armée, le gouvernement entretient l'idée d'un ennemi de l'intérieur face auquel nous devrions tous nous opposer. Il tire également avantage de la relative popularité des militaires par rapport aux forces de l'ordre, tout en prenant le risque de voir des soldats, qui ne sont ni équipés ni entraînés pour le maintien de l'ordre, faire usage d'armes de guerre face à des manifestants.
Emmanuel Macron n'ignore probablement pas les risques inhérents à une telle mesure, du moins faut-il l'espérer, qui plus est lorsque l'Histoire montre que ce sont généralement les régimes les plus despotiques qui ont fait appel à l'armée afin de se maintenir au pouvoir. Non seulement la logique de conflit est dûment alimentée, mais c'est sans compter sur le sentiment de lassitude des militaires à l'égard d'une opération "Sentinelle" qu'ils acceptent de moins en moins bien. La responsabilité de l'exécutif est d'autant plus grande au vu du nombre de suicides intervenus dans les rangs des militaires de l'opération Sentinelle avec des armes de service, s'agissant d'engagés qui ne se retrouvent plus dans leurs aspirations et sont usés par ces opérations de maintien de l'ordre. Aucune raison ne justifie qu'Emmanuel Macron associe l'image des militaires à son incapacité à résoudre la crise sociale actuelle par la médiation. Son échec politique ne doit pas conduire à adopter la militarisation comme un moyen de dernier recours face aux troubles car le risque d'une fracture irrémédiable est trop important.
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